Page:Louis Antoine de Bougainville - Voyage de Bougainville autour du monde (années 1766, 1767, 1768 et 1769), raconté par lui-même, 1889.djvu/73

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posait de nous donner au bord de l’eau, sous des berceaux de jasmins et d’orangers, et il nous fit préparer une loge à l’Opéra. Nous pûmes, dans une salle assez belle, y voir les chefs-d’œuvre de Métastasio représentés par une troupe de mulâtres, et entendre ces morceaux divins des grands maîtres d’Italie exécutés par un mauvais orchestre.

La faveur dont nous jouissions était un grand sujet d’étonnement pour les Espagnols et même pour les gens du pays, qui nous avertissaient que les procédés de leur gouverneur ne seraient pas longtemps les mêmes. En effet, soit que les secours que nous donnions aux Espagnols et notre liaison avec eux lui déplussent, soit qu’il lui fût impossible de soutenir davantage des manières opposées entièrement à son humeur, il fut bientôt avec nous ce qu’il était pour tous les autres.

Le 28 juin, nous apprîmes que les Portugais avaient surpris et attaqué les Espagnols à Rio-grande, qu’ils les avaient chassés d’un poste qu’ils occupaient sur la rive gauche de cette rivière, et qu’un vaisseau espagnol, en relâche à l’île Sainte-Catherine, venait d’y être arrêté. On armait ici en grande diligence le Saint-Sébastien, de soixante-quatre canons, construit dans ce port, et une frégate de quarante canons, la nuestra Segnora da gracia. Celle-ci était destinée, disait-on, à escorter un convoi de troupes et de munitions à Rio-grande et à la colonie du Saint-Sacrement. Ces hostilités et ces préparatifs nous donnaient lieu d’appréhender que le vice-roi ne voulût arrêter le Diligent, lequel était en carène sur l’île aux Couleuvres, et nous accélérâmes son armement le plus qu’il nous fût possible. Effectivement il fut en état le dernier jour de juin de commencer à embarquer les cuirs de sa cargaison ; mais lorsqu’il voulut, le 6 juillet, embarquer ses canons qu’il avait, pendant son radoub, déposés sur l’île aux Couleuvres, le vice-roi défendit de les lui livrer, et déclara qu’il arrêtait le vaisseau, jusqu’à ce qu’il eût reçu des ordres de la cour au sujet des hostilités commises à Rio-grande. Dom Francisco fit à ce sujet toutes les démarches convenables, ce fut en vain ; le comte d’Acunha ne voulut pas même recevoir la lettre