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nous connaissions à peu près la direction que nous allions suivre ; mais la transformation de la végétation et de la population, qui était plus sensible chaque jour depuis que nous remontions vers le nord, donnait au paysage un caractère de nouveauté qu’il n’avait pas eu depuis longtemps. Les montagnes calcaires qui dominaient la vallée du fleuve affectaient les formes les plus tourmentées et les plus bizarres, et encadraient ses eaux de lignes dentelées d’un effet original. De véritables jets de marbre se dressaient parfois subitement sur les rives, et formaient des murailles à pic que le fleuve baignait d’une onde tantôt tranquille, tantôt écumante.

Le Mékong était loin de couler à pleins bords entre les berges de plus en plus élevées qui limitaient son cours : une grande partie de son lit était à découvert ; il fallait souvent, pour arriver à la rive, franchir de longs espaces hérissés de rochers. Çà et là, quelques bancs de sable sur lesquels s’élevaient d’immenses pêcheries, véritables villes de bambou déjà abandonnées par les pêcheurs, en prévision de la crue des eaux.

Le lendemain de notre départ de Pak Lay, nous passâmes au pied d’une haute montagne à deux sommets, Phou Khan, descendant jusqu’au fleuve en trois gradins gigantesques, dont le dernier offre une hauteur verticale de plus d’une centaine de mètres. Sur l’autre rive se trouve un village, Ban May ou Muong Diap, auquel nous nous arrêtâmes un instant. Il fallut, pour y arriver, grimper à une échelle en bambou, d’une vingtaine de mètres de hauteur : la rive est trop à pic et la roche qui la compose est trop dure pour que les habitants aient pu y pratiquer les sentiers habituels. Nous fûmes récompensés de notre ascension par une vue des plus pittoresques : nous avions devant nous la longue perspective du fleuve, longeant pendant plusieurs milles la haute chaîne qui, vis-à-vis de nous, était venue tangenter son cours. Dans cet intervalle et paraissant jaillir de ses ondes, une série d’aiguilles calcaires bordaient la rive gauche et élevaient aux cieux leurs flèches aiguës et dénudées. À leur pied, une végétation vigoureuse dissimulait la roche et se réfléchissait dans les eaux profondes. Une rivière, le Nam Poun, venait près du village mêler ses eaux à celles du Cambodge, et sa vallée sinueuse déchirait d’une ligne plus sombre l’uniforme plaine de verdure que formaient, vues à distance, les forêts de la rive droite.

Pendant trois jours, nous ne vîmes plus aucune habitation sur les bords du fleuve, et nous dûmes chaque soir coucher dans nos barques. Les seuls incidents de la navigation étaient les rapides que nous rencontrions tous les trois ou quatre milles, et qui pour la plupart étaient formés par les galets et les roches, accumulés à leur embouchure par les nombreux petits affluents que le fleuve reçoit dans cette région. Nos bateliers franchissaient ces obstacles sans cordes et avec leurs gaffes, à l’aide de quelques vigoureux efforts. De temps en temps un orage illuminait d’éclairs multipliés la scène du fleuve, et mêlait au bruit de ses eaux les roulements du tonnerre mille fois répétés par les montagnes des rives. La grêle n’était point rare pendant ces grains qui duraient à peine une demi-heure et qui abaissaient brusquement la température de quatre ou cinq degrés. Le cours du fleuve était remarquablement droit et dirigé au nord ; en certains endroits, il remplissait entièrement son lit : sa largeur se réduisait alors à 150 mètres