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DE YUN-NAN À TA-LY.

plus grande défiance un rapprochement s’opérer entre les envoyés d’une puissance étrangère et le chef d’une révolte triomphante ? Ne considéreraient-elles point cette démarche comme une reconnaissance du fait accompli ? Enfin l’état de dévastation du pays à traverser, les bandes qui infestaient les routes et pillaient tous les voyageurs sans distinction de partis, la fatigue et le délabrement de santé du personnel de l’expédition ne rendaient-ils point cette tentative fort téméraire ? À ce point du voyage, alors que son but principal était atteint, que la voie du retour par le fleuve Bleu était ouverte, prompte et facile, était-il sage de compromettre, pour un résultat incertain, le prix de tant de labeurs et de souffrances ? Telles furent les questions que le chef de la mission, indécis pour la première fois, posa à tous ses compagnons de voyage. Nous fûmes tous d’avis de tenter ce dernier effort avant notre retour définitif par le fleuve Bleu.

Malheureusement, la route directe sur Ta-ly était absolument impraticable. Le vice-roi intérimaire, Song ta-jen, et le Ma ta-jen se mirent à rire à la proposition que leur fit M. de Lagrée de le conduire aux avant-postes et de le remettre là aux mains des troupes « blanches ». Il n’y avait point, nous dirent-ils, d’autorité assez fortement constituée dans le camp des rebelles pour que l’on pût négocier sûrement le passage de la Commission française et se confier à un sauf-conduit que délivrerait un de leurs généraux. M. de Lagrée résolut donc de contourner par le nord le théâtre de la guerre et de reconnaître ainsi en même temps le cours du Cambodge et celui du fleuve Bleu jusqu’aux frontières du Tibet.

M. de Lagrée songea, pour faciliter notre voyage à Ta-ly, à obtenir une recommandation écrite du Lao-papa. J’ai déjà parlé de ce singulier personnage. S’il n’avait réussi à jouer qu’un rôle politique ridicule, il restait entouré, au point de vue religieux, d’une profonde vénération. Reconnu officiellement par le gouvernement chinois comme le chef religieux des Mahométans de la province, il jouissait à ce titre d’un traitement considérable et d’honneurs officiels. Le gouvernement chinois avait cru d’une saine politique de ne marchander ni l’un ni les autres pour bien indiquer aux fanatiques sectateurs du Coran qu’il ne faisait nullement la guerre à leurs croyances et qu’il ne repoussait que leurs prétentions politiques.

M. de Lagrée n’avait pas, à son arrivée à Yun-nan, des renseignements suffisants pour bien apprécier cette situation particulière. Craignant d’éveiller les susceptibilités des autorités chinoises s’il montrait trop d’empressement à se lier avec un de leurs anciens adversaires, il avait laissé passer plusieurs jours avant de rendre visite au Lao-papa. Ce susceptible vieillard, dont les voyages avaient développé l’intelligence et qui avait une idée plus juste que tous ses compatriotes de la science occidentale et du grand rôle des Européens dans le monde, crut à du dédain de notre part et il en fut d’autant plus blessé qu’il avait conscience de le moins mériter. Quand M. de Lagrée se présenta chez lui, il fit dire qu’il était absent. Le père Fenouil arriva à temps pour renouer ces relations compromises. La rancune du Lao-papa ne tint pas devant sa curiosité. Le provicaire lui fit adroitement savoir qu’un des membres de l’expédition s’occupait d’astronomie et qu’il trouverait en lui un appréciateur éclairé de sa science favorite. Je ne tardai pas à recevoir du pontife