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dans les langues, l’histoire, la géographie et les mœurs des contrées avoisinantes. Il faut qu’à Saigon, comme à Calcutta et à Bombay, soient fondées des écoles où se recruteront, non plus à la faveur, mais à l’examen, les différents agents chargés de veiller aux intérêts de la France et de ses protégés asiatiques[1]. Chacun d’eux fera plus pour notre influence qu’un régiment. Rien de durable ne saurait se fonder par la force. Le véritable, le légitime conquérant est aujourd’hui la science. Seules, les populations que l’on a initiées à la civilisation, dont on a augmenté le bien-être ou les jouissances intellectuelles, peuvent, sans colère ou sans honte, reconnaître des vainqueurs. Sur ce terrain, la France peut prendre dès aujourd’hui d’éclatantes revanches. Les victoires qu’elle y remportera, si elle sait se souvenir et vouloir, enrichiront l’humanité et ne lui coûteront ni une goutte de sang ni une larme.

C’est pour cela que l’on peut exposer sans détours ces programmes de conquête pacifique et que la meilleure politique consiste à les avouer hautement. N’est-ce pas revendiquer sa part de l’un des plus hauts et des plus grands devoirs qui incombent aux nations civilisées ? En pareil cas, exciter la jalousie c’est réveiller l’émulation et hâter les progrès de la civilisation générale. Qui pourrait soutenir qu’avoir abandonné pendant plus d’un demi-siècle cette mission d’initiateurs, à laquelle la nature semble nous avoir prédestinés par nos qualités comme par nos défauts, n’est point une des causes de notre décadence momentanée ? L’Angleterre, qui s’est résolument emparée de ce rôle en Asie, et dont la politique pacifique n’inspire en Europe que du dédain, peut songer sans effroi à l’avenir, en regardant ses deux cents millions de sujets hindous progresser rapidement sous les institutions libérales qu’elle leur a données.

Tel est l’un des buts que nous devons recommander à l’activité du pays. Nos administrations coloniales n’ont été que trop, jusqu’à présent, le refuge de toutes les nullités déclassées. Le système hiérarchique qui consiste à faire avancer en Cochinchine un magistrat de la Guadeloupe, est aussi ingénieux que celui qui ferait passer un consul des États-Unis au Japon : il est aussi fécond en fâcheux résultats. Exigeons au moins des agents coloniaux les garanties que nous demandons en France. Si les services qu’ils rendent sont plus méritoires, reconnaissons-les par des avantages proportionnés. Nous pouvons encore, si nous le voulons, retrouver en Indo-Chine l’empire colonial que Dupleix avait rêvé pour

  1. M. le contre-amiral Dupré, auquel notre colonie doit d’heureuses réformes et de hardies initiatives, poursuit en ce moment, je crois, auprès du ministère de la marine, la réorganisation du corps des Inspecteurs des affaires indigènes de Cochinchine. Si cette réorganisation est admise par les bureaux, si leur routine ne s’effraye pas trop de voir des administrateurs coloniaux, épuisés par le travail et le climat, toucher des pensions de retraite, égales ou supérieures à celles des officiers généraux en France, on peut espérer voir se constituer à Saigon un corps véritablement d’élite. L’attrait scientifique, l’indépendance et l’élévation du rôle auquel on peut être appelé, exerceront sans aucun doute une séduction irrésistible sur les intelligences jeunes, aventureuses, éprises du nouveau, comme il y en a tant en France. Jusqu’à présent, on ne leur a donné aucun moyen de se consacrer à ces études asiatiques qui ont fait la gloire et préparé la fortune de l’Angleterre. Il faut entrer dans l’armée ou dans la marine pour avoir quelques chances de passer plusieurs années dans les pays d’Asie. Dans aucune de nos colonies n’existe, comme dans l’Inde, un corps spécialement chargé d’étudier et de défendre ses intérêts. L’organisation actuelle de nos possessions d’outre-mer, semble fondée sur ce principe « qu’il est inutile et même nuisible de connaître d’avance le pays que l’on doit administrer. »