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El Arab

invisible derrière ses vantaux de bois rejoints avec soin. Puis, tout à coup, il les ouvrait à grand fracas et bondissait dans la rue.

Ainsi, fit-il, un jour que, justement, nous passions par là.

C’était un grand et maigre vieillard à longue barbe grise, aussi nu qu’un homme peut être nu, mais coiffé d’un magnifique et crasseux turban.

À peine surgi de son armoire, il jeta tout autour de lui des regards flamboyants, accompagnés de gestes qui semblaient des malédictions. Nous vîmes alors les passants, hommes et femmes, s’incliner très bas devant cet être, tout en faisant le simulacre de baiser l’ourlet de sa robe inexistante. Après quoi, toujours inclinés, ils reprirent leur marche avec des yeux remplis de vénération ; à quoi le vieux répondit furieusement par le mot Khara vingt fois répété, ce qui signifie M… — parfaitement !

Un peu plus tard seulement nous sûmes que ce mot était le seul et unique vocabulaire de ce saint, sa prédication et sa prophétie.

Il est vrai qu’on peut mettre tout dans ce mot-là, surtout en arabe où il sonne encore mieux qu’en français.


Le second marabout en disait un peu plus long, C’était un fanatique. Il avait fait serment, tant que les Français seraient en Tunisie, de ne jamais changer de vêtements ou plutôt d’en remettre à mesure un par-dessus les autres. C’est pourquoi les quelque vingt-cinq robes juxtaposées sur son corps finissaient par une pièce de calicot cousue avec peine autour de l’amas énorme d’étoffes qui l’habillaient et sous lesquelles il était impossible de reconnaître une forme humaine.

Je verrai toujours s’avancer entre les blanches demeures de cette rue dont je ne sais plus le nom, l’espèce de colossal édredon ambulant sous lequel marchaient deux pieds qui semblaient tout petits, tandis qu’en haut une tête minuscule s’enfonçait, branlante, dans le véritable nid d’hirondelles bavé par le saint sur l’épais rebord