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À UN HOMME QUI LUI AVAIT DIT :

promenades avec quelques intimes, n’étendait pas plus loin ses entretiens ; l’autre, tout entière à Bacchus, vivait en plein théâtre, s’ébattait, faisait rire, lançait dm traits piquants, marchait au son de la flûte, et parfois, se donnant carrière dans des vers anapestiques, elle s’amusait aux dépens des amis du Dialogue, les appelant songeurs, pourchasseurs d’idées en l’air, et autres choses semblables, et paraissant n’avoir d’autre but que de les tourner en ridicule, et d’abuser contre eux de la liberté bachique. Ainsi, elle les représentait tantôt marchant dans les airs et habitant avec les Nuées, tantôt mesurant avec soin le saut d’une puce, pour dire qu’ils divaguaient dans la région des vapeurs[1]. Mais le Dialogue[2] ne tenait que de graves entretiens, des discours philosophiques sur la nature et sur la vertu ; si bien qu’il y avait entre la Comédie et lui la différence qui existe, en musique, entre le ton le plus grave de la première octave, et le plus aigu de la seconde. Nous, cependant, nous avons osé rapprocher deux genres tout à fait éloignés et accorder des choses tellement discordantes, qu’elles ne semblaient susceptibles d’aucun lien commun.

[7] Je crains donc de paraître avoir agi comme votre Prométhée, qui a confondu les deux sexes, et qu’on ne m’accuse d’un semblable méfaits[3] ; ou bien d’avoir trompé mes auditeurs, en leur servant des os cachés dans de la graisse, c’est-à-dire des plaisanteries comiques dissimulées sous la gravité d’un philosophe. Quant au larcin, dont Prométhée est aussi le dieu[4], n’en parlons pas : il n’y en a point dans mes ouvrages. À qui aurais-je pu dérober ? À moins que quelqu’un, à mon insu, n’ait inventé avant moi les Hippocampes et les Hircocerfs[5]. Alors que faire ? Persévérer dans la voie que j’ai choisie ; car changer d’avis, c’est agir en Épiméthée, et non pas en Prométhée[6].

  1. Tout ce passage exige la lecture des Nuées d’Aristophane.
  2. Allusion aux Dialogues de Platon et de Xénophon.
  3. Lucien se moque des Androgynes, dont parle Platon dans son Banquet, chap. xiv. Voy. Berger de Xivrey, p. 5.
  4. Voy. le Prométhée d’Eschyle et le premier Dialogue des dieux. Cf. Hésiode, Théog., v. 233.
  5. Je lis ίπποκάμπους avec Lehmann, contrairement à la leçon ordinaire πιτυοκάμπτας, qui me parait inconciliable avec τραγελάφυς. L’Hippocampe est un cheval marin à queue de poisson, attelé au char de Neptune et à celui de protée. Voy. Virgile, Géorg. IV, v. 388. Sur l’hircocerf, tragélaphe ou hippélaphe, voy. Berger de Xivrey, Tradition tératologiques, p. 557.
  6. Prométhée signifie littéralement qui sait avant ; Épiméthée, qui devine après coup.