si bien que leur âme tout entière, au souvenir du passé, n’a pas le temps de s’abandonner aux maux actuels ; de même, en l’absence du philosophe, je recueille les discours qu’il m’a fait entendre ; je me les redis en moi-même, et j’en tire une puissante consolation. Comme si j’étais entraîné sur la mer, par une nuit ténébreuse, j’y tourne mes regards ainsi que vers un fanal ; dans toutes mes actions, je me figure que ce grand homme me considère, et je crois l’entendre encore me tenir le même langage ; quelquefois, surtout quand mon âme est plongée dans la méditation, sa personne se montre à mes yeux, et le son de sa voix retentit à mes oreilles ; car, suivant l’expression du poète comique[1], il laisse un aiguillon dans l’esprit de ceux qui l’écoutent.
[8] L’ami — Arrête, homme étonnant, reviens un peu sur tes pas ; remonte au point de départ, et redis-moi le discours même : tes digressions me font trop souffrir.
Lucien. Tu as raison : c’est ce que je devais faire. Mais, mon ami, as-tu vu quelquefois de ces mauvais acteurs tragiques ou comiques[2], j’entends de ceux qui se font siffler, qui gâtent les pièces, et qui finissent par être mis à la porte, bien que les œuvres qu’ils jouent soient excellentes et qu’elles aient remporté le prix ?
L’ami. Je connais bon nombre de ces gens-là ; mais qu’est-ce à dire ?
Lucien. Je crains de te paraître un imitateur aussi ridicule, soit en m’exprimant sans ordre, soit en gâtant quelquefois par ma faiblesse le sens de mon auteur, en sorte que tu en viendrais insensiblement au point de condamner la pièce elle-même. Pour moi tout seul je ne serais pas trop affligé de cet échec ; mais la chute de l’œuvre même me chagrine beaucoup, si c’est ma maladresse qui l’expose à la risée.
[9] Souviens-toi donc, tandis que je parlerai, que le poète n’est pas responsable des fautes de l’acteur, qu’il est assis quelque part, loin de la scène, et qu’il ne s’occupe point de ce qui se passe sur le théâtre. Ainsi je vais te montrer quel comédien je suis, au moins pour la mémoire ; car, pour le reste, je ne serai guère qu’un messager de tragédie. Si je débite quelque passage qui te semble faible, n’oublie pas qu’il est réellement meilleur,
- ↑ Eupolis, en parlant de Périclès. Diodore de Sicile a conservé ce fragment dans le XIIe livre de sa Bibliothèque historique, chap. xl. Cf. Philostrate, Ep. ad Jul. Aug. ; Cicéron, De orat., III. xxxiv, et Brutus, ix et xv ; Quintilien, X, i, 81.
- ↑ Ces sortes de comparaisons se reproduisent fréquemment dans Lucien.