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Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome I, 1866.djvu/598

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LES AMOURS.

pour entrer dans un monde meilleur et recevoir le prix immortel de la vertu. »

[50] Callicratidas prononça ces paroles avec beaucoup de chaleur et de gravité. Chariclès allait commencer sa réplique, lorsque je l’arrêtai : « Il est temps, lui dis-je, de retourner à notre navire. » Mais l’un et l’autre me pressant de donner ma décision, après avoir pesé quelque temps leurs discours : « Il n’est pas possible, mes amis, leur dis-je, que vous ayez improvisé, sans méditation antérieure, les paroles que vous venez de prononcer. Par Jupiter, on y sent la trace d’une réflexion continue et profonde. Vous ne laissez rien à dire à qui voudrait parler sur le même sujet, et vous avez montré une connaissance parfaite de la matière, jointe à une éloquence peu commune. Je voudrais être, si cela se pouvait, Théramène le Cothurne[1], afin de vous donner à tous deux le prix de la victoire. Mais puisque vous ne voulez pas de sursis, et que j’ai décidé que la suite de notre traversée ne serait plus troublée par de pareilles disputes, je vais prononcer la sentence, qui, pour le moment, me semble la plus conforme à l’équité.

[51] « Le mariage est infiniment utile aux hommes ; il rend heureux quand on rencontre bien. Mais la philopédie, considérée comme la sanction d’une amitié pure et chaste, n’appartient, selon moi, qu’à la seule philosophie. Je permets donc à tous les hommes de se marier ; mais les philosophes seuls ont droit d’aimer les jeunes gens : la vertu des femmes n’est pas pour eux assez parfaite. Ne sois point fâché, Chariclès, si Corinthe le cède à Athènes. »

[52] Je me hâtai, par un sentiment de pudeur, de prononcer ce jugement, et je me levai. Je vis, en effet, Chariclès demeurer la tête basse, comme s’il eût entendu son arrêt de mort. L’Athénien, au contraire, le front radieux, bondit de joie, et marcha devant nous fier et triomphant. On l’eût pris pour un vainqueur des Perses après le combat naval de Salamine. Il me récompensa de mon jugement, en m’invitant le soir même à un

  1. L’un des trente tyrans. Ce fut lui qui fit condamner les généraux vainqueurs aux Arginuses, Xénoph., Hellén, Pour exprimer sa vénalité, on le nommait cothurne, chaussure assez large pour aller bien à tout le monde ou aux deux pieds indistinctement. C’est ainsi que Napoléon disait de Fouché : « Il est toujours prêt à mettre son pied dans le soulier de tout le monde. » Thucydide, VIII, lxviii, représente Théramène comme un homme habile. Il fut le maître d’Isocrate. Après avoir été l’un des trente tyrans, il fut mis à mort sur l’accusation de Critias, qui était aussi l’un des trente. » M. Artaud, note sur le vers 540 des Grenouilles d’Aristophane, p. 431 de sa traduction.