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NIGRINUS OU LE PORTRAIT D’UN PHILOSOPHE.

[37] Mais un bon archer, tel que Nigrinus, commence par considérer attentivement le but, s’il est trop mou ou trop dur pour les traits ; car il y a des buts impénétrables ; puis, après cet examen il frotte sa flèche, non pas de poison, comme les Scythes, ni de suc de pavot, comme les Crétois[1], mais de je ne sais quelle liqueur douce et pénétrante ; après quoi, il la décoche ; et le trait, lancé avec une force convenable, entre assez profondément pour rester et laisser une bonne partie de la liqueur, qui, venant à s’étendre, finit par envelopper l’âme tout entière, et c’est alors que les auditeurs se sentent attendris jusqu’aux larmes, ainsi que je l’éprouvai moi-même, au moment où la liqueur se glissait insensiblement dans mon sein. J’étais tout prêt à dire à Nigrinus cette parole du poëte[2] :

        Lance encore tes traits pour éclairer l’armée.

Or, de même que ceux qui ont entendu la flûte phrygienne n’entrent pas tous en fureur, mais qu’il faut être possédé de l’esprit de Rhéa[3], pour que l’enthousiasme s’éveille à ces accents, ainsi, parmi les auditeurs des philosophes, tous ne s’en vont pas ravis et blessés, mais ceux-là seulement dont l’âme a quelque affinité avec la philosophie.

[38] L’ami. Comme tout ce que tu viens de dire est grand, merveilleux, divin, mon cher ami ! Sans t’en apercevoir tu m’as vraiment rassasié de lotos et d’ambroisie ; tandis que tu me parlais, mon âme éprouvait une émotion singulière ; ton discours fini, je ressens de la douleur, ou, pour parler comme toi, je suis blessé. N’en sois pas étonné : tu sais bien que ceux qui sont mordus par les chiens enragés ne sont pas seuls pris de la rage ; tous ceux qu’ils mordent, quand ils sont dans cette fureur, perdent aussi la raison ; la morsure porte avec elle le germe du mal, le mal se propage, et la folie se transmet dans un cercle sans fin.

Lucien. Tu avoues donc que te voilà passionné comme moi ?

L’ami. Oui, et je te prie de chercher un remède qui nous guérisse tous les deux.

Lucien. Il faut employer celui dont se servit Télèphe[4].

  1. Pour les Scythes, voy. Lucain, Pharsale, III, 266, et VIII, 304. Le suc dont les Crétois imprégnaient leurs flèches provenait d’un arbre résineux qui distillait une liqueur opiacée. — Cf. Aulu-Gelle, Nuits attiques, XVII, chap. xv, § 7.
  2. Iliade, VIII, v. 282.
  3. Voy. Lucrèce, II, v. 621, Sénèque, Ep. cviii.
  4. Tout le monde connaît la légende relative à la lance d’Achille.