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Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome II, 1866.djvu/161

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LA DOUBLE ACCUSATION

avons le temps de nous amuser au nectar et à l’ambroisie, avec ces milliers d’occupations. Aussi, le peu de loisir qui me reste est cause que j’ai là en réserve un tas de vieux procès, tout moisis et abîmés de toiles d’araignées. La plupart, et ce sont les plus anciens, ont été intentés par les arts et les sciences contre quelques mortels. Cependant on crie après moi de toutes parts, on se fâche, on demande justice, on m’accuse de lenteur, et l’on ne sait pas que, si le jugement a été différé, ce n’est point à ma paresse qu’il faut l’imputer, mais à la félicité qu’on nous reproche, car c’est ainsi qu’on appelle nos occupations.

[4] Mercure. J’ai souvent entendu de semblables plaintes, Jupiter ; je n’osais t’en parler. Mais puisque tes discours roulent sur ces matières, je t’en dirai quelques mots. Les hommes, mon père, sont tout à fait indignés, ils se plaignent amèrement, et, quoique leur langage n’ose se produire ouvertement, ils murmurent en baissant la tête, et accusent tes longs retards. « Il fallait, disent-ils, nous faire connaître tout de suite notre sort, et chacun de nous aurait accepté la chose jugée. »

Jupiter. Eh bien ! que t’en semble, Mercure ? leur indiquerons-nous une session judiciaire, ou les renverrons-nous à l’année prochaine ?

Mercure. Pas de remise : indiquons-la sur-le-champ.

Jupiter. C’est cela ! Descends, et annonce la session en ces mots : « Que tous ceux qui ont déposé des accusations se rendent aujourd’hui à l’Aréopage. La justice en personne y tirera des juges au sort, parmi tous les Athéniens, au prorata des amendes encourues. Si quelqu’un croit avoir été condamné injustement, il lui sera permis d’en appeler à moi, pour être jugé de nouveau, comme s’il ne l’avait point encore été. » Quant à toi, ma fille, va t’asseoir auprès des respectables déesses[1], tire les procès au sort, et aie l’œil sur les juges.

[5] La Justice. Que je retourne sur la terre ? Pour me voir une seconde fois chassée par les hommes, et accablée des insultes intolérables de l’Injustice !

Jupiter. Tu dois espérer mieux. Les philosophes ont enfin persuadé aux hommes qu’ils doivent te préférer à l’Injustice, surtout le fils de Sophronisque, qui a fait le plus grand éloge du juste et l’a déclaré le souverain bien.

La Justice. Oui ! les discours qu’il a tenus en ma faveur lui ont été fort utiles. On l’a livré aux Onze et jeté en prison, où le malheureux a bu la ciguë, sans avoir le temps d’immoler un

  1. Les Euménides. Voy. la pièce d’Eschyle, traduction d’A. Pierron.