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OU LES JUGEMENTS.

supplierai les dieux de vous inspirer ce qu’il y a de plus conforme à la justice, c’est-à-dire d’imposer silence à mon adversaire, et de me laisser à mon aise développer mon accusation, telle que je l’ai conçue et préparée. J’ai peine à concilier mes idées[1], quand je considère, d’une part, le traitement que j’éprouve, et de l’autre les discours que j’entends. Ceux que vous tiendra mon adversaire ressembleront aux miens, mais vous verrez que les faits sont de telle sorte, que je dois prendre les plus grandes précautions pour l’empêcher d’en user encore plus mal à mon égard. Afin, toutefois de ne pas faire un trop long exorde, et comme l’eau coule depuis longtemps pour rien, je vais droit à l’accusation.

[27] Citoyens juges, cet homme était encore dans la première jeunesse[2], barbare de langage, et revêtu, pour ainsi dire, de la robe perse à la mode des Assyriens, lorsque je le trouvai en Ionie, errant, incertain du parti qu’il devait prendre : je le recueillis et me chargeai de l’instruire. Quand il me parut savoir quelque chose, et que je vis ses regards fixés sur moi, il me craignait alors, il avait pour moi de la déférence, une admiration exclusive ; je congédiai tous mes autres prétendants riches, beaux, d’une illustre naissance, et j’accordai ma main à cet amant pauvre, obscur, presque enfant, lui apportant une dot précieuse de nombreux et admirables discours. Bientôt j’amenai mon nouvel époux à ma tribu, je l’y fis enregistrer et déclarer citoyen. Tous ceux qui avaient manqué leur mariage avec moi crevaient de dépit. Il eut l’idée de voyager pour faire montre des richesses que lui avait procurées mon alliance ; je ne l’abandonnai point : je le suivis partout ; je me laissai conduire par monts et par vaux, j’eus soin de lui attirer sans cesse l’estime et le respect en veillant à son extérieur et sa parure. Ce que j’ai fait pour lui en Grèce et en Ionie n’est rien encore. Il voulut passer en Italie ; je traversai avec lui la mer Ionienne ; enfin je l’accompagnai jusque dans les Gaules, où je l’aidai à faire fortune. Jusque là il se montrait docile à tous mes conseils, demeurant sans cesse avec moi et ne découchant pas même une seule nuit.

[28] Mais quand il eut suffisamment pourvu à ses besoins, quand il crut sa réputation assez bien établie, il releva les sourcils, prit de grands airs, me négligea ou plutôt me planta là complètement. Cet homme barbu, ce Dialogue, qui abuse de son

  1. Phrase tirée du commencement de la IIIe Olynthienne.
  2. Tous ces détails sont précieux pour la biographie littéraire de Lucien. Rapprochez-les du Songe et du Zeuxis.