Aller au contenu

Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome II, 1866.djvu/538

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
531
OU L’HOMME QUI S’INSTRUIT.


paraissaient, en effet, n’en attendre que de tristes, et, comme les furies du théâtre, ne se plaire que dans le mal. En même temps, ils se mettent à chuchoter en penchant leur tête les uns vers les autres, puis ils me font cette question :

« Quel es-tu, d’où viens-tu ? ton pays, tes parents[1] ?


Tu as l’air d’un honnête homme, au moins par l’extérieur. — Les honnêtes gens, répondis-je, sont rares partout, à ce que je vois. Je me nomme Critias, je suis votre concitoyen. »

24. À ces mots, comme des gens qui vivent en l’air, ils me demandent ce qui se passe dans la ville et sur la terre. « On s’y réjouit, leur dis-je, et bientôt l’on s’y réjouira plus encore. » Fronçant alors les sourcils et secouant la tête : « Non pas, disent-ils, la ville est grosse de malheurs ! — Apparemment, repris-je en feignant d’abonder dans leur sens. Vous qui planez au-dessus de la terre, et qui voyez tout comme d’une tour élevée, vous avez jeté sur ce qui existe un regard des plus pénétrants. Que se passe-t-il dans les airs ? Le soleil serait-il éclipsé et la lune en opposition avec lui ? Mars entrera-t-il en quadrature avec Jupiter ? Saturne sera-t-il diamétralement opposé au soleil ? Vénus se mettra-t-elle en conjonction avec Mercure, et produiront-ils de ces hermaphrodites que vous aimez tant ? Nous enverront-ils des pluies violentes, ou couvriront-ils la terre d’un épais tapis de neige ? Feront-ils tomber sur nous de la grêle et de la nielle, la peste ou bien la famine ? Le vase qui renferme le tonnerre est-il près de crever, le magasin des foudres bien rempli ? »

25. Alors, comme des gens sûrs de leur fait, ils commencent à débiter toutes les folies qui leur agréent, ils disent que le monde entier va changer de face, que la ville va être en proie aux troubles et aux dissensions, et nos armées vaincues par les ennemis. Indigné de ces propos, et gonflé comme un chêne vert dévoré par la flamme : « Cessez, misérables, m’écriai-je d’une voix forte, cessez ce langage plein de vanité ; n’aiguisez pas vos dents contre des hommes au cœur de lion, qui ne respirent que les lances, les javelots et les casques à triple aigrette ! Tous ces malheurs retomberont sur vos têtes, à vous qui ne voulez qu’affaiblir votre patrie. Ce n’est pas dans vos promenades aériennes que vous avez pu apprendre ces belles nouvelles, et vous ne me paraissez pus bien forts en mathématiques. Mais si ce sont les prédictions et les impostures qui vous ont induits en erreur,

  1. Odyssée, X, v. 235.