Page:Lumbroso - Souvenirs sur Maupassant, 1905.djvu/261

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errante le mène des brumes du Nord aux Colonnes d’Hercule. Il est capable d’accomplir tous les travaux. Il dompte la fatigue, il asservit la douleur. Mais il a, pareil au demi-dieu, vêtu la tunique de Déjanire. Après avoir héroïquement usé de sa vigueur corporelle et de sa force cérébrale, il en abuse, il les use. Et alors commence le lent détraquement de ce superbe animal humain.

« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement ». Lui qui l’avait tant aimée, la lumière parfois l’éblouissait ou le fuyait. Ses yeux d’un brun clair, si vifs, si perçants, s’étaient comme dépolis. Il avait écrit le Horla. L’horreur de la mort le hantait. « La mort frappe sans cesse, chaque jour, partout, féroce, aveugle, fatale ». Écoutez ce cri de terreur qui lui échappe dès 1884 : « Il mourra bientôt à son tour. Il disparaîtra et ce sera fini... Quelle affreuse chose ! D’autres gens vivront, riront, s’aimeront... Est-ce étrange qu’on puisse rire, s’amuser, être joyeux, sous cette certitude éternelle de la mort ! Si elle était seulement probable, cette mort, on pourrait encore espérer ; mais non, elle est inévitable, aussi inévitable que la nuit après le jour ». Et il se sent repris d’un amour attendri et désespéré, presque bestial, pour cette terre où il frémissait de devoir rentrer. « Il est des coins du monde délicieux qui ont pour les yeux un charme sensuel ; on les aime d’un amour physique ». Personne n’a plus amèrement compris que ce sensitif exaspéré le fini de la sensation dans l’infini de la nature, dont l’éternel recommencement est la pire des ironies pour l’homme éphémère.