Page:Lumbroso - Souvenirs sur Maupassant, 1905.djvu/262

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« Il était célèbre, riche et fort. Il paraissait heureux. On l’enviait. Nul ne fut plus vraiment misérable.

« La dernière fois que je le vis, il me dit longuement sa mélancolie, l’ennui de la vie, la maladie grandissante, les défaillances de sa vision et de sa mémoire, ses yeux cessant tout à coup de voir, la nuit totale, l’aveuglement persistant un quart d’heure, une demi-heure, une heure... Puis, la vision revenue, dans la hâte, la fièvre du travail repris, un arrêt subit de la mémoire et - quel supplice pour un tel écrivain ! - l’impuissance à trouver le mot juste, sa recherche acharnée, la rage, le désespoir. Il ne prenait plus plaisir à rien, même à faire le bien. Il me disait encore l’angoisse où le tenait le dédoublement maladif de sa personnalité. Où qu’il fût, quoi qu’il fît, partout, toujours, l’obsession constante, odieuse de cet autre soi-même qui assiste à tous vos actes, à toutes vos pensées, et qui vous souffle à l’oreille : « Jouis de la vie ; bois, mange, dors, aime, travaille, voyage, regarde, admire. À quoi bon ? Tu mourras ! »

« Effrayé de ces aveux, j’essayai vainement de le réconforter.

« — Adieu, — me dit-il.

« — Au revoir.

« — Non, adieu.

« Et il ajouta avec une sorte d’emphase stoïque d’autant plus étrange que son langage était habituellement très simple :

« — Ma résolution est prise. Je ne traînerai pas. Je ne veux pas me survivre. Je suis entré dans la vie littéraire comme un météore ; j’en sortirai par un coup de foudre !