Page:Luzel - Veillées bretonnes, Mauger, 1879.djvu/271

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— C’est vrai, mais nous ne sommes pas aveugles, ni l’un, ni l’autre.

— Non, mais rien n’est plus facile que de le devenir.

— Comment cela ?

— Comment ? mais, en crevant les yeux à l’un de nous donc.

— Cela ne serait pas bien, Cochenard, puisque Dieu nous a donné de bons yeux, de vouloir nous en priver nous-mêmes ; et puis, cela doit faire beaucoup souffrir, de crever les yeux !

— Bah ! c’est si vite fait !… Et puis, songe donc comme nous serions heureux ! Personne ne passerait près de nous sans nous donner au moins un sou, et nous pourrions acheter des noix, des poires et des pommes, des couteaux, et des souliers neufs… tout ce qui nous ferait plaisir, enfin.

Cochenard fit une telle peinture du bonheur d’un aveugle, que le pauvre Turquin, qui n’était pas des plus fins, en fut séduit, et l’on tira à la courte paille, pour savoir lequel des deux aurait les yeux crevés. Ce fut Cochenard qui prépara les pailles, et il sut s’y prendre de telle manière que le sort désigna Turquin pour être l’aveugle. Alors, son frère dénaturé lui creva les deux yeux, à l’aide d’une épine qu’il prit dans une haie. Le pauvre Turquin cria et souffrit beaucoup. On avait pitié de lui, partout où il se présentait, et, à partir de ce moment, les deux compagnons recueillirent de