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Page:Mémoires de l’Académie de Stanislas, 1863.djvu/90

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qu’elle savait si bien goûter, mais en même temps elle leur a beaucoup donné. Au siècle suivant, et dans la décadence de l’ancien ordre social, ne voyons-nous pas, au contraire, une véritable confusion s’établir entre la littérature et le monde ? Des hommes de lettres s’emparent du sceptre de la conversation, talent dont ils font une puissance bien supérieure à celle de leurs écrits. Ainsi Diderot, Champfort et Rivarol ont ébloui les salons du prestige de leur parole, et n’ont pu créer un monument durable. La pensée semble plus hardie et plus libre, quand elle a perdu de sa sincérité, de sa franchise et de sa force. J’ai toujours pensé, je l’avoue, que cette apostrophe de Rousseau ne manquait pas de vérité : dites-nous, célèbre Arouet, combien de mâles beautés vous avez sacrifiées au goût efféminé de notre siècle !

M. de Raynal raconte que Joubert fut séduit par l’un de ces causeurs étonnants, Diderot, qui dépensait dans le commerce de la parole l’excès de sa verve et de sa bouillante imagination. Mais vainement Joubert crut voir l’inspiration tomber pour lui de cette parole intarissable. Il ne tarda pas à reconnaître qu’il n’avait embrassé qu’abstractions chimériques, et que les lueurs qu’il poursuivait s’étaient évanouies, sans lui laisser ni une idée claire, ni un principe assuré ! Les ébauches qu’il commençait, sur la foi de l’oracle, demeuraient sous ses mains choses inertes, privées de forme, de mouvement et de vie. C’est que l’inspiration devait lui venir de sources plus éloignées et plus hautes, des vé-