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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

pouvait, par l’industrie, remettre dans sa clientèle un pays tout entier, non seulement il se ferait un revenu colossal, mais encore il aurait la seule position de grand seigneur que les temps modernes comportassent, la seule qui put donner assez d’indépendance pour que la Cour dût compter avec vous.

C’est plein de ces idées, moitié vaniteuses, moitié généreuses, que le pauvre maréchal entreprît de changer une petite terre, qu’il possédait à Châtillon-sur-Seine, en un vaste atelier de toutes les industries réunies. Il se passionnait successivement pour chacune, l’amenait à frais immenses au point où elle aurait peut-être réussi, si une nouvelle idée, adoptée avec autant de zèle que la précédente, ne l’avait fait négliger et abandonner. Il était dans la pleine illusion que ses spéculations auraient le plus brillant résultat, mais il sentait un commencement de pénurie lorsqu’il sollicita la mission de Moscou. Avec son imprévoyance accoutumée, il y déploya un luxe tel que, loin que ce voyage lui fut utile, il ne fit qu’augmenter la somme de ses dettes. L’année suivante, le feu se mit dans ses affaires et il dut s’avouer à lui-même, ce que les autres savaient depuis longtemps, qu’il était complètement ruiné.

J’en fus d’autant moins surprise, pour ma part, que, pendant son séjour en Russie, je m’étais trouvée passer à Châtillon. J’avais visité cet encyclopédique établissement en détail, entre autres la bergerie à trois étages dont il était si fier. Tout l’hiver précédent, il nous avait entretenus de ses moutons vêtus qui devaient être une source de fortune incalculable. J’en parlai au régisseur qui me répondit par un soupir : « Hélas, madame, je vais vous les montrer ; c’est la dernière fantaisie de monsieur le maréchal. Il m’écrit toutes les semaines des calculs sur le profit qui doit nécessaire-