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Page:Mémoires de la comtesse de Boigne Tome IV 1922.djvu/59

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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

les matelas, pris à l’archevêché, ont été sur-le-champ, ainsi que l’argenterie, portés processionnellement à l’Hôtel-Dieu.

Un autre caractère de cette époque, sur lequel on ne peut trop insister, c’est sa tolérance. Je sortis dans cette matinée, donnant le bras à monsieur de Salvandy ; ni l’un ni l’autre nous ne portions rien de tricolore. Beaucoup de gens, et surtout les plus hostiles à ce qui se passait, en étaient bariolés.

Des femmes, stationnant de préférence près des barricades, portaient des cocardes tricolores dans des paniers devant elles et en offraient aux passants comme aux jours ordinaires des bouquets. Seulement, elles avaient remplacé la phrase banale de : « Fleurissez votre dame », par celle de : « Voyez, voyez, monsieur, décorez votre dame. »

Monsieur de Salvandy les repoussa constamment, avec l’apparence de l’humeur, sans que cela produisit plus d’effet que s’il avait refusé un bouquet de muguet.

J’allai chez l’ambassadeur de Russie ; il avait fait bien du chemin depuis la veille. Outré de l’oubli où on laissait le corps diplomatique à Saint-Cloud, il proclamait hautement l’impossibilité de rentrer dans une capitale qu’on venait d’ensanglanter. Selon lui, la démarche de monsieur de Mortemart était oiseuse ; elle ne pouvait pas réussir, il était trop tard. La lâcheté était égale à l’incapacité ; il fallait se tourner du côté des Orléans. Il n’y avait de salut que là, tout le monde devait se rattacher à eux, etc… Il y avait plusieurs personnes dans le salon où se tenaient ces discours, je crois même le baron de Werther ; je ne voudrais pourtant pas l’affirmer.

Je ne me rappelle pas au juste l’heure, mais la matinée devait être assez avançée lorsqu’en rentrant chez moi je trouvais Arago qui m’attendait. Depuis sa visite