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SITUATION DES ESPRITS

belliqueuse si promptement développée dans ces jeunes gens récalcitrants, la levée des gardes d’honneur a, plus qu’aucune autre mesure, contribué à la haine qui surgissait en tout lieu contre Bonaparte et qui commençait à s’exhaler en paroles hardies.

Je me rappelle que monsieur de Châteauvieux (l’auteur des lettres de Saint-James), absent de Paris depuis deux ans, y arriva au commencement de 1814. Sa première visite en débarquant fut chez moi. Il y entendit un langage si hostile qu’il m’a raconté depuis avoir eu grand empressement d’en sortir ; pendant toute la nuit, il ne rêva que donjons et Vincennes, quoiqu’il eût fait un ferme propos de ne plus fréquenter une société si imprudente.

Le lendemain, il poursuivit le cours de ses visites, et il fut tout étonné de trouver partout, jusque dans la bourgeoisie et dans les boutiques, les mêmes dispositions et les mêmes libertés de langage. Cela ne nous frappait pas parce que ce changement s’était établi graduellement et généralement. On le retrouvait jusqu’à la table du ministre de la police où l’abbé de Pradt disait qu’il y avait un émigré qu’il était temps de rappeler en France et que c’était le sens commun.

Monsieur de Châteauvieux était médusé de nos discours ; c’était pourtant un habitué de Coppet, accoutumé à entendre de vives paroles d’opposition.

Le désordre était complet parmi les gens du gouvernement. J’allais quelquefois chez madame Bertrand ; son mari était grand maréchal du palais. Un matin, j’y vis arriver un officier venant de l’armée de l’Empereur, puis un autre expédié par le maréchal Soult, puis un envoyé du maréchal Suchet : tous rapportaient les événements les plus désastreux. La pauvre Fanny était au supplice. Enfin, pour couronner l’œuvre, se présenta un employé en Illyrie. Il entreprit de nous raconter la façon dont il