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Page:Mémoires de la comtesse de Boigne Tome I 1921.djvu/302

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ENTRÉE DES ALLIÉS

partement de madame Récamier. Elle était alors à Naples, mais monsieur Récamier conservait sa maison dans la rue Basse-du-Rempart. Nous nous trouvions à un premier, tout à fait au niveau du boulevard, dans la partie la plus étroite de la rue. Mon père, en nous y installant, nous fit promettre de ne donner aucun signe qui pût paraître une manifestation d’opinion et de ne recevoir aucunes visites qui pussent attirer l’attention. Il pensait que ces ménagements étaient dus à l’hospitalité et aux sentiments très modérés de monsieur Récamier.

Bientôt nous vîmes passer sur le pavé du boulevard un groupe de jeunes gens portant la cocarde blanche, agitant leurs mouchoirs, criant : Vive le Roi. Mais qu’il était peu considérable ! J’y reconnus mon frère. Ma mère et moi échangeâmes un regard douloureux et inquiet ; nous espérâmes encore qu’il s’augmenterait. Il n’osait pas s’avancer au delà de la rue Napoléon (depuis rue de la Paix) ; il allait de là à la Madeleine, puis retournait sur ses pas. Nous le revîmes jusqu’à cinq fois sans pouvoir nous faire l’illusion qu’il eût en rien grossi. Notre anxiété devenait de plus en plus cruelle.

Il était certain que, si cette levée de boucliers restait sans effet, tous ceux qui s’y étaient prêtés seraient perdus ; et, au fond, cela était juste. Ce sentiment était peint dans les yeux de tous ceux qui voyaient passer ces pauvres jeunes gens à cocarde blanche. Ils n’inspiraient pas de colère, point de haine, encore moins d’enthousiasme. Mais on les regardait avec une espèce de pitié, comme des insensés et des victimes dévouées. Plusieurs passants montraient de l’étonnement, mais personne ne s’opposait à leur action ni ne les molestait en aucune façon.

Enfin, à deux heures, l’armée alliée commença à défiler devant nous. Les tourments que j’éprouvais depuis le matin étaient trop intimes pour que mon patriotisme