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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

ramenant leur prince au milieu de leur petit escadron, étaient ivres de joie, de royalisme et d’amour pour lui.

Monsieur, de son côté, avait tant de bonheur peint sur la figure, il paraissait si plein du moment présent et si complètement dépouillé de tout souvenir hostile ou pénible, que son aspect devait inspirer confiance au joli mot que monsieur Beugnot a fabriqué pour lui dans le récit donné par le Moniteur :

« Rien n’est changé, il n’y a qu’un français de plus. »

Depuis plusieurs jours, on discutait vivement pour savoir si l’armée garderait la cocarde tricolore ou si elle prendrait officiellement la cocarde blanche. Le duc de Raguse réclamait avec chaleur la parole, à lui donnée, qu’elle conserverait le drapeau consacré par vingt années de victoires. L’empereur Alexandre, protecteur de toutes les idées généreuses, appuyait cette demande. Elle était activement combattue de tous ceux qui, par intérêt ou par passion, voulaient une contre-révolution ; le choix de la cocarde était le signal du retour des anciens privilèges ou de la conservation des intérêts créés par la Révolution.

Monsieur de Talleyrand, trop homme d’état pour ne pas apprécier l’importance de cette question, aurait certainement, s’il avait été libre de la juger, décidé en faveur des couleurs nouvelles. Mais il connaissait nos princes et leurs entours ; il savait combien ils tenaient aux objets extérieurs. Il était trop fin courtisan pour vouloir les heurter ; il attachait le plus grand prix à conquérir leur bienveillance, et, rappelant ses vieux souvenirs, il était redevenu l’homme de l’Œil de Bœuf. Il amusa le duc de Raguse par de bonnes paroles, de fausses espérances. Pendant ce temps, il décida le vieux maréchal Jourdan à faire prendre la cocarde blanche à Rouen, sur l’assertion