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Page:Mémoires inédits de l'abbé Morellet tome 1 1882.djvu/115

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rot et d’Alembert ; et ces derniers m’en écrivaient de bonnes. Le livre de l’Esprit venait de paraître, et l’auteur était menacé par la Sorbonne, dont les censures faisaient encore peur, secondées qu’elles étaient par la Cour et le Parlement. Je ne connaissais alors Helvétius que par mes amis. Son livre, qui nous arriva en Italie, ne me plut point pour le fond. J’avais, et je conserve même aujourd’hui, une meilleure idée de l’humanité que celle qu’il en donne. M. Turgot détestait ses principes, et ne rendait pas autant de justice que moi à son talent, ou plutôt à son travail : car j’avoue que le livre d’Helvétius me paraît travaillé comme une pièce de fer mise et remise à la forge dix fois de suite. Rien n’y est fait de verve et de naturel, à la manière de Jean-Jacques ou des belles pages de Diderot, et avec cette facilité séduisante de Voltaire. Helvétius suait long-temps pour faire un chapitre. Il y a telle partie de l’Esprit et surtout de l’Homme, qu’il a composée et recomposée vingt fois. Dans les longs séjours que j’ai faits depuis avec lui dans ses terres, je le voyais ruminant une page pendant des matinées entières, tous ses volets fermés, se promenant dans sa chambre en long et en large pour échauffer ses idées, ou leur donner une forme qui ne fût pas commune. Enfin, je n’ai connu aucun homme de lettres travaillant avec tant de peine et d’effort. L’éloignement où j’étais de Paris, et les occupa-