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Page:Mérimée - Carmen.djvu/336

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le mot de l’énigme. On pourrait croire qu’il s’agit d’un mariage. Nullement, ou, si l’aventurier a jeté son dévolu sur une héritière, ce n’est que pour faire d’une pierre deux coups. Son plan est moins poétique ; mais ici il faut encore une explication pour les lecteurs français.

Il existe en Russie une institution établie par le gouvernement qu’on nomme conseil de tutelle, et qui, pour éviter aux propriétaires endettés le danger d’avoir affaire aux usuriers, leur avance des fonds sur la justification de leurs titres de propriété, à raison de 200 roubles par paysan. C’est une espèce de mont-de-piété où l’on prête sur dépôt d’âmes. Pourvu de titres établissant qu’il possède un millier de paysans, Tchitchikof pourra soutirer au conseil de tutelle 200,000 roubles avec lesquels il fera bien de voyager dans l’Europe occidentale, de peur que la justice ne l’envoie du côté opposé.

Il fut un temps où les romans picaresques ont été à la mode en France comme ils l’ont été en Espagne. Cette mode était contemporaine de la galanterie raffinée et des préjugés chevaleresques ; alors, entre les coquins créés par les romanciers et les nobles personnages qui lisaient leurs prouesses, il y avait un tel abîme que la peinture de ces mœurs de bohémiens pouvait offrir