Page:Mérimée - Carmen.djvu/365

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

souvient d’avoir vu son pareil. Quand il vient chez vous, il vous emporte toute votre boutique. Et encore, ce n’est pas assez pour lui de prendre ce qu’il y a de fin, il empoche jusqu’aux cochonneries. Des pruneaux, parlant par respect, qui, depuis six ans, sont dans le tonneau, que mon garçon qui tient ma boutique ne mangerait pas, lui, il en bourre ses poches à pleines poignées. Son jour de nom, c’est la Saint-Antoine, et ce jour-là, c’est encore plus fort, il lui faut tout, même ce dont il n’a que faire. Non, il dit toujours : Encore. Il dit en outre que la Saint-Onuphre c’est encore son jour de nom, et il faut lui souhaiter la Saint-Onuphre.

« Khlestakof. — C’est tout bonnement un voleur.

« Le marchand. — Si l’on s’avise de lui tenir tête, il vous enverra tout un régiment à loger. Il vous dit de venir lui parler. Bon ; puis il ferme la porte. « Mon cher, dit-il, je ne peux pas te faire donner la bastonnade, ni te mettre à la question, parce que la loi ne le permet pas ; mais, mon cher, vois-tu, je te ferai avaler tant de couleuvres, qu’à la fin je te rendrai souple comme un gant. »

« Khlestakof. — Quel coquin ! Il y a de quoi le faire aller en Sibérie.

« Le marchand. — Monseigneur, fais-en ce que tu voudras, tout sera bien, pourvu que tu le fasses aller autre part. Notre père, ne dédaigne pas notre pain et notre sel[1]. Nous t’offrons nos hommages avec ce sucre et cette eau-de-vie.

« Khlestakof. — Vous n’y pensez pas, mes amis, je n’accepte de cadeaux de personne ; mais, par exemple, si, entre vous, vous pouviez me prêter trois cents roubles, ce serait une autre affaire. Je puis bien emprunter.

« Les marchands. — De grand cœur, notre père. Trois

  1. L’offrande du pain et du sel est un symbole de soumission que présente le vassal à son seigneur, le protégé à son protecteur.