Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/13

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monde a peut-être mon privilège, alors il n’existe plus. Vous allez en juger :

Quand j’ai commencé un rêve intéressant, je le continue ; si deux nuits ne suffisent pas, j’en mets quatre, cinq, dix. Je le divise par livraisons ; je mets un signet sur l’oreiller du lit. La suite au prochain numéro. Ces sortes de rêves ont une physionomie raisonnable, et me font voir les objets tels qu’ils sont : il n’y a pas cette incohérence folle qui vous fait conduire à l’autel de l’hymen une jeune fille blonde, et vous laisse, dans la chambre nuptiale, avec une vieillarde à cheveux blancs, qui vous sourit. Ces rêves, par livraisons, ne vous jouent pas de ces tours infâmes ; ils ont un bon sens acharné ; leur milieu procède du commencement, et vous conduit, par de logiques déductions jusqu’à la fin.

Cependant, il ne faudrait pas trop abuser de ces rêves sensés ; autant vaudrait ne pas s’endormir. On ne rêve pas pour continuer le réveil. L’absurde a son charme, et on n’épouse pas de vieilles femmes toutes les nuits.

Un jour, je vis défiler, sur le boulevard du Temple, un régiment d’artillerie, qui rentrait à Vincennes avec ses canons.

Les artilleurs étaient jeunes, vigoureux, bien équipés. Les canons luisaient au soleil comme de l’or. Je ne sais pas pourquoi je dis à M. Féraud, cette phrase :

— Si Bonaparte avait eu ces hommes et ces canons à Saint-Jean-d’Acre, ah !

M. Féraud est un industriel, et licencié comme garde national.

Il me regarda fixement, et me dit : — Eh bien !

Je compris la faute que j’avais faite, en communiquant ma