Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/34

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— Ces gens-là, dit Murat, m’ont encore bien l’air de ne pas avoir laissés d’enfants comme Darius.

— Demandez à Denon, ajouta Bonaparte. Denon, vous avez la parole sur Alexandre.

— Taxile et Porus ont laissé au contraire d’innombrables enfants, dit Denon ; autrefois leurs pays s’appelaient les Oxidraques, les Ossadiens, les Sibes, les Cathéens, les Assacéniens ; aujourd’hui, c’est l’Afghanistan, le Caboul, le Penjaub, le royaume de Lahore. Tous ces pays de Taxile et de Porus sont plus peuplés qu’autrefois : les hommes y sont braves et forts.

— Ah ! tant mieux ! dit Junot.

— Et si nous allons, poursuivit Denon, jusqu’à la limite appelée, les douze autels d’Alexandre, je crois qu’il faudra guerroyer, comme sous Taxile et Porus.

À la bonne heure ! dit Junot, maintenant, je voudrais savoir pourquoi Alexandre s’est arrêté à ses douze autels ?

— Ce fut le grand désespoir de ce jeune héros, reprit Denon ; il paraît que ses soldats refusèrent d’aller plus loin. À coup sûr ce n’est pas lui qui s’est arrête volontairement aux limites de son beau rêve oriental. Il avait trente-deux ans, il était ambitieux ; il devinait le Bengale et les îles de l’Océan de l’Inde, son ardente imagination soupçonnait l’existence d’un monde nouveau dont il voulait être le conquérant et le roi. Il regardait avec mépris la maigre péninsule italique, le Péloponèse étroit, les pâles rivages de l’Euxin, il entrevoyait l’Asie-Majeure, et pour un autre côté du globe, il devançait Christophe Colomb. Ce qui manquait à Alexandre, c’était une armée digne de lui ; il ne voulut pas survivre à l’extinction