Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/35

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de son rêve ; il tourna contre lui des mains violentes et mourut à Babylone comme Sardanapale, dans la flamme des orgies et des festins.

— Nous le suivrons, nous, dit Junot.

Bonaparte remercia Junot d’une flatterie si bien déguisée, et, lui serrant la main, il lui dit :

— Si Alexandre avait eu les soldats et les généraux des Pyramides et du Thabor, il changeait la face du monde et ne laissait rien à faire de grand après lui. Ses Macédoniens étaient d’assez bons soldats contre les Perses efféminés. Alexandre, n’en déplaise à Denon, tourna un jour ses regards du côté de l’Italie ; c’était au temps du consulat de Papirius Cursor mais il changea bientôt d’idée, et comprit que Darius était plus facile à vaincre que ce consul romain.

Denon persista dans son opinion et ajouta :

— Jugez-en par vous-même, général Bonaparte ; vous avez fait une brillante campagne en Italie ; vous avez ennobli par vos victoires quelques noms de la géographie vulgaire de la carte bourgeoise ; vous avez passé des fleuves lombards, que cent généraux, nos compatriotes, ont passés : eh bien ! votre gloire orientale éclipse déjà vos rayons d’Occident. Le Nil, les Pyramides, le Mont-Thabor, vous donnent une auréole antique et sainte, et font du héros un demi-dieu. Et maintenant, voyez ce qui vous attend sur la terre indienne ! que sont les ruisseaux de l’Italie auprès de l’Indus et du Gange ! que sont Venise et son Adriatique auprès de Calcutta et de son Océan ! voilà ce qu’Alexandre avait compris, ce qu’il a rêvé, ce que vous accomplirez vous seul !