Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/68

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tre, qui me disait tout à l’heure : — Enfin, me voilà délivré des gibernes, des shakos, des buffleteries, des briquets et des guêtres ! Ces atroces noms sont aussi durs à la bouche qu’au pinceau. Quel est le barbare qui les a inventés ! ce n’est ni un peintre, ni un poëte, à coup sûr ! ce doit être un savant.

Une tempête de cris semblables aux rugissements de tous les tigres du Bengale suspendit l’entretien frivole de Murat et de Kléber.

C’était le prélude de l’attaque ; on vit aussitôt des nuées d’Indiens se ruer sur les bords de la presqu’île, et l’air, jusqu’à ce moment silencieux, fut déchiré par les flèches et les balles des carabines. L’armée française resta immobile et ne répondit pas. Les soldats étaient protégés par un massif rempart de chênes tropicaux, de boababs et de palmiers ; aucun ordre n’arrivant du chef, les artilleurs tenaient la lance haute, les cavaliers laissaient les sabres au fourreau, les fantassins gardaient le port d’armes. Flèches et balles sifflaient toujours, au milieu d’un ouragan de cris fauves et de huées stridentes, qui, d’échos en échos, se perdaient dans les profondes vallées, en réveillant les monstres de l’Inde, endormis depuis le lever du soleil.

Le silence de notre armée répondait toujours à ce fracas de l’Asie-Majeure insurgée contre l’Occident, et les soldats ne donnaient aucun signe d’impatience, quoique cette bataille leur parût étrange dans toutes ses dispositions ; ils avaient foi en leur chef ; cela suffisait ; la victoire était au bout. Jamais, d’ailleurs, Bonaparte n’avait montré aux siens une figure plus sereine et plus calme ; le jeune héros abordait enfin la réalité de son grand rêve oriental. Né dans les rayons du