Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/69

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midi, comme Alexandre, Annibal et César, il vivait dans son atmosphère, il s’entourait de ses paysages, il respirait l’air de sa vie ; car ce n’était point pour les pâles et froides batailles du Nord que l’aiglon s’était élancé du tiède vallon natal d’Ajaccio ; il aurait épuisé bientôt sa force militaire dans les marches à travers les neiges, dans les veilles des nuits humides, dans les froides aurores des bivouacs, dans les revues pluvieuses, dans tous ces prosaïques fléaux qui donnent à la guerre une physionomie stupide, éteignent ses auréoles et enrhument ses héros. Ce qu’il fallait au jeune Bonaparte, c’était bien ce ciel bien de l’Inde, ce soleil de la vie, ces ombres des grandes solitudes, ces fleuves remplis d’étincelles, ces océans splendides, cette puissante nature qui entoure l’homme d’un vêtement lumineux, et infuse en lui un peu de cette généreuse sève qui coule dans la tige du palmier et les veines du lion.

Le cercle de bronze vivant se rétrécissait devant la presqu’île, où l’armée de Bonaparte était retranchée, comme dans une citadelle. Les chefs indiens s’avançaient sur les berges, et leurs éléphants donnaient des signes d’inquiétude, et refusaient de traverser à la nage une eau profonde, qui cachait des piéges et protégeait un ennemi redoutable, parce qu’il était inconnu à leurs instincts et à leurs traditions de famille. Le soleil, presque arrivé au zénith, incendiait la plaine et changeait en fournaise ardente le creux des vallons ; l’armée des barbares épuisait ses forces dans ses attaques inutiles contre un invisible ennemi, et cherchait, sur un terrain arrosé de ses sueurs, la brèche ou l’issue que les eaux profondes ne défendaient pas. Un immense cri de joie annonça enfin