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LE CHANT DE L’ÉQUIPAGE

n’avait pas traversé la mer pour voir des tramways, des rues incontestablement rectilignes, la statue de Bolivar, la « Maison jaune » et des demoiselles en costume de tennis. Il éprouva le désir de rentrer à la Guayra. La vision de l’Ange-du-Nord, amarré à quai, manquait à son bonheur. Il lui manquait aussi la foule bigarrée de la pègre du port, les fillettes demi-nues qui jacassaient à la fontaine sous les palmes vertes des arbres jaillissants.

Un train rapide, plein de circonspection irritante à chaque aiguille, les reconduisit au port. Et Krühl, promena sur les quais de la Guayra, entre les piles de bois d’ébénisterie, les régimes de bananes et l’incivilité des galopins, sa déception de n’avoir pas trouvé dans la ville de ses songes les traces émouvantes et révélatrices de l’agonie d’un vieux gentilhomme de fortune agrémenté d’un nom anglais.

Ces sortes de surprises décourageantes sont, pour l’ordinaire, le lot des intelligences trop enclines à sortir du néant des individus et des choses légitimement ensevelis.

Certains noms particulièrement évocateurs sont des cimetières de la pensée érudite. Caracas était un de ces cimetières pour Joseph Krühl qui venait d’acheter, aux dépens de son imagination, la connaissance de l’instabilité des choses. Il apprenait que la vue d’un tombeau fermé n’aide en rien à la résurrection du passé qu’il renferme.