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A. MOUANS

c’est, moi qui aimais tant à babiller avec ma cousine Jeanne !…

— Tu crois donc que j’ai des bambins dans mes poches ? interrompit Mlle Lissac avec humeur ; du reste, je ne te demande pas ton avis ; donne le déjeuner de ses oiseaux, que je le leur porte moi-même. »

Chargée du panier de grain et de la corbeille où Irène recueillait soigneusement les restes de pain, elle s’en alla vers l’arbre où un ramage assourdissant annonçait la présence de la tribu ailée : inquiets et affairés, les oiseaux voltigeaient de branche en branche, car l’heure habituelle où la petite fille apportait leur repas était passée.

« Non, mes enfants, je ne suis pas votre petite amie ! soupira la vieille demoiselle ; ma figure ne peut guère remplacer pour vous son gentil minois ; elle est partie, elle vous a abandonnés, mais je veux qu’elle vous retrouve bien portants ; mangez, petits, régalez-vous ! »

Après avoir éparpillé ses provisions sur le sol où les petits convives s’abattirent avec des cris qui, cette fois, exprimaient la joie, la pauvre tante hocha tristement la tête :

« Allons, vous voilà contents ! vous êtes donc aussi ingrats qu’Irène ?… peu vous importe la main qui vous nourrit… pourtant, lorsqu’elle était ici, je vous ai vus perchés sur ses épaules et lui faisant mille caresses… »

Pendant quelques minutes encore, Mlle Dorothée demeura près du chêne vert, occupée à regarder les gloutons qui piaillaient à l’envi ; puis, au grand étonnement de Marie-Louise, elle rentra, s’assit et prit son tricot.

« Té ! fit la jeune servante, je croyais que nos hommes travaillaient à la vigne d’en haut ?

— C’est vrai, ils commencent le terçage.

— Et puis, les autres m’ont dit qu’ils allaient nettoyer sous les jeunes oliviers… »

La vieille demoiselle fronça les sourcils :

« Est-ce que cela te regarde ?

— Nenni, je pensais que vous l’aviez oublié ; je n’ai jamais vu mademoiselle s’asseoir à la bastide quand il y a des ouvriers occupés dans sa campagne !

— Bah ! ils feront leur besogne plus ou moins bien, je ne suis pas d’humeur à sortir, ma pauvre Marie-Louise.

— On comprend cela, tout est changé ici ! marmotta la servante en retournant dans sa cuisine. Qu’allons-nous devenir, bon Diou ! si la pichoune reste encore longtemps à Antibes ? »

Dans la grande salle, Mlle Dorothée continuait à tricoter d’un air sombre.

« J’ai peut-être été trop prompte en décidant ce voyage, pensait-elle. Irène aurait retrouvé sa gaieté sans cela. Il y a même un moyen qui l’eut beaucoup mieux satisfaite… celui que Raybaud, sa femme et jusqu’à Marie-Louise m’ont indiqué : cette petite Nadine… Mais ses parents ne doivent pas se soucier qu’elle se lie avec ma nièce… Quant aux enfants d’Honoré… je me suis laissé dire que Marthe est bien élevée et j’ai meilleure opinion des garçons depuis qu’ils ont retiré les petits bateaux que je leur défendais de mettre sur la Foux… l’aîné surtout m’a obéi avec le respect qu’on doit à une parente de mon âge ; je regrettais presque d’avoir interrompu son jeu… Mais, en vérité, je rêve tout éveillée… Si j’accueillais chez moi les petits Brial, leur père croirait que j’abandonne mes droits sur la Foux… et cela, jamais… c’est impossible ! il faut qu’Irène en prenne son parti ! Si l’absence la fait un peu souffrir, tant mieux, son retour ici lui semblera plus doux ! Quelle tristesse pour moi, cependant… ne plus la voir, ne plus l’entendre !… »

« Mademoiselle veut-elle recevoir une visite ? » demanda Marie-Louise.

Mlle Lissac, troublée au milieu de ses réflexions, se retourna brusquement et aperçut dans l’ouverture ensoleillée de la porte une ombre enfantine.

« Déjà revenue ! s’écria-t-elle vivement : entre, méchante fille, et viens vite m’embrasser. »

Mais les bras qu’elle tendait retombèrent aussitôt ; au lieu de la tête rousse, du visage frais et animé d’Irène qu’elle croyait voir paraître, elle aperçut Nadine qui s’avançait suivie de Mme Jouvenet.