Page:Magasin d education et de recreation - vol 16 - 1871-1872.djvu/118

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presque le bruit d’une armée en marche, et un caquetage à rendre jalouses les pies, qui s’envolaient en riant, d’un ton moqueur, tandis que. les fauvettes au contraire n’en chantaient que mieux et plus fort, voyant bien que c’étaient des gens heureux qui ne voulaient déranger personne.

Édouard seul était… triste ? non, par cette matinée-là, c’était impossible, mais inquiet ; pour lui seul le ciel radieux de cette journée avait un nuage.

C’est que, voyez-vous, notre être moral n’a pas moins besoin de bon accueil et de sympathie que notre corps de chaleur et de lumière. L’air avait beau être pur et bienfaisant, le soleil splendide et le ciel bleu, en dépit de ces harmonies, de ces biens, de cette expansion du monde extérieur, il y avait au cœur d’Édouard une contrainte, une glace ; car il n’allait pas, comme ses compagnons, au-devant de cœurs ouverts pour le recevoir. Comme il avait manqué de bienveillance, il savait n’en pouvoir attendre ; et cela vous fait l’hiver au milieu du plus bel été, fût-on à Naples ou dans la Floride.

Mais voici la ferme, à côté d’un bois, avec de grands prés derrière, et au-devant une cour entourée d’étables, avec de hautes meules de paille, pointues. On entre. Les gens accourent ; le fermier et la fermière, Antoine, une grande fille blonde qui a l’air d’être sa sœur, deux ou trois garçons saluent chaque arrivant, et Édouard, dont le malaise est devenu tout à fait pénible, voit le même sourire franc et affable s’arrêter sur lui. Mais il se dit : « C’est qu’ils ne savent pas encore que c’est moi. »

On fit asseoir tout le monde autour d’une grosse table de chêne cirée, reluisante, et des verres furent apportés par la grande fille, qu’on appelait Ravenelle et qui, toute rose et riante, les posait devant chacun.

— Ne mit-elle pas le verre d’Édouard plus brusquement que les autres ?

Il y avait au coin de la cheminée une petite vieille à figure ridée et à cheveux blancs : c’était la grand’mère. Et puis, à chaque instant il entrait quelque nouveau personnage, enfant ou adolescent, garçon ou fille, qui, fixant de grands yeux sur les nouveaux venus, allait se ranger derrière la grand’mère. Et M. et Mme Ledan, ou Amine-ou Ernest les appelaient :

« C’est toi, Joseph ! c’est toi Joliette ? — Eh ! c’est Fanchon ! Voilà Pierre ! »

Et l’enfant venait, un tantinet honteux et la tête penchée sur l’épaule, se faire embrasser.

Et il semblait que cela ne dût point finir, car il en entrait toujours quelque autre, celle-ci par la porte d’entrée, celui-là par la porte du fond, cet autre par la fenêtre, et un moment Édouard se dit qu’il en allait tomber sans doute par la cheminée.

« Mais, dit Me Ledan, qui n’était pas venue depuis longtemps à la ferme, je croyais, madame Ravenel, que vous n’aviez pas plus de huit enfants, et cependant en voilà neuf bien comptés.

— Oh ! not’ femme trouvait qu’elle n’en avait pas assez, répondit en riant le fermier, elle en est allée chercher ; une autre à deux lieues d’ici.

— C’est la petite d’une de nos cousines, dit la fermière. La pauvre a perdu sa mère ; lui en fallait-il pas une ? »

Elle attira l’enfant près d’elle, et l’embrassa tendrement.

« Après ça, voyez-vous, reprit le père, une de plus, une de moins, quand on a passé cinq ou six, on ne compte plus. Et, ma foi, tout ça s’élève bien ensemble, et ça fera, faut espérer, de braves gens. Eh, mais ! le vin n’arrive pas. Qu’est-ce que fait donc Ravenelle ? »

Ravenelle entrait justement, portait un