Page:Magasin d education et de recreation - vol 16 - 1871-1872.djvu/263

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que je pus trouver, je les lançai toutes du même point, autant qu’il me fut possible, dans la même direction, et d’une impulsion égale, dans le jardin du voisin, afin d’y élever une sorte de monument de ma vengeance, dont il ne pût méconnaître l’auteur. Et puis je me retirai en roulant de nouveaux projets.

« Quelques heures après, on sonnait chez nous, et je ne sais pourquoi le cœur me battit en devinant que ce devait être le gros monsieur. En effet, c’était lui. Je l’entendis parler d’une voix haute et colère à mon papa, qui ne le garda pas cinq minutes et, je crois, le mit à la porte, tant il fut grossier. Or, s’il avait le droit de se plaindre de moi, il n’avait certainement pas à se plaindre de mon père. Mais après son départ, ce fut mon tour. On me gronda sévèrement, et il me fut défendu de franchir le mur voisin, ni par l’entremise de pierres, ni par le regard, ni par la parole, ni par la pensée.

« J’aurais obéi, je crois, car j’étais satisfait d’avoir eu le dernier mot et d’avoir fait rager mon ennemi. Mais celui-ci éprouvait précisément l’impression contraire, et, n’ayant pu, grâce à la façon dont il s’y était pris, obtenir satisfaction de mon papa, il ralluma les feux de la guerre.

« Un jour, nous vîmes des ouvriers occupés à couronner d’épines le haut du mur du côté de notre voisin, et je l’entendis qui leur criait que c’était pour se garantir des espions et des polissons. Aussitôt je regrimpai dans mon pommier, d’où je dominais le mur et les épines. C’était une position stratégique superbe, et qui se prêtait à bien des plans. J’en allais élaborer là tous les jours…

— Et vos devoirs ? demanda M. Ledan.

— Monsieur, ils continuèrent d’être fort mauvais. Habituellement j’étais le dixième. Je tombai au-dessous de la moitié et je fus une fois le vingt-cinquième sur vingt-six. Ce mois-là, voué aux dieux infernaux, m’a fait perdre un prix, sans compter les accessits.

— Et, ce qui est plus grave, reprit le professeur, il vous a fait perdre du savoir. Allons, Victor, continuez.

« C’est qu’il me fallait du temps pour mes inventions de guerre, et puis mon âme était possédée du démon de la vengeance et je n’avais plus d’autres pensées. J’achetai une sarbacane ; je me procurai de la graine d’orties, et je me livrai à l’ensemencement du jardin de mon voisin. Il plut tout exprès, et huit jours plus tard les carrés de notre côté se trouvaient garnis d’une végétation nouvelle. Je vis nos voisins s’ébahir de ce phénomène, s’interroger sur la nature de cette invasion, sa cause, et jeter des regards soupçonneux de mon côté, tout en se livrant avec fureur à l’arrachement des orties. Une autre fois, je dirigeai des jets d’ammoniaque sur les choux, ce qui les stria de traces noirâtres et en fit périr la plupart. Cette fois, on n’hésita plus sur la cause de ces fléaux, et je savourai pleinement ma vengeance, quand je vis mon ennemi, les yeux hors de la tête, les poings fermés, se tourner de mon côté dans un accès de rage impuissante.

« Il ne se borna pas à déblatérer. Il eut bien la patience de m’attendre sur le chemin pour fondre sur moi avec sa canne. Mais j’esquivai le coup, et ramassant une pierre je la lui jetai aux jambes, après quoi je lui lançai en m’enfuyant un beau pied de nez, avec force éclats de rire.

— Vous m’effrayez, Victor.

— Pourquoi ça, monsieur ?

— Ce bonhomme était vraiment aussi enfant que vous, et fort ridicule ; mais si vous lui aviez procuré une attaque d’apoplexie, vous auriez placé là dans votre vie