Page:Magasin d education et de recreation - vol 16 - 1871-1872.djvu/296

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rent de nouveau à la maison ; mais la porte fut tirée seulement et non fermée, et je devinai bien que mon ennemi se tenait derrière. Aussi ce fut avec des allures de Peau-Rouge que je rampai sur les mains et les genoux, à travers les plates-bandes, jusqu’au groseillier, où je saisis avec transport mon cher ballon. Et alors, ma foi, laissant les précautions de côté, car j’étais bien sûr qu’il ne me prendrait pas à la course, je me relève et gagne le mur à toutes jambes.

« — Ah ! j’en étais sûr ! ah ! c’est lui ! ah ! brigand ! ah ! vaurien ! ah ! polisson ! Bon, bon ! nous allons rire ! »

« Et le bonhomme, appelant à lui tous les siens, faisant un bruit du diable de son bâton, court après moi, suivi bientôt de sa femme et de sa bonne, auxquelles se joint Bichon, qui a recouvré la vue. Jusqu’au chat apeuré, qui joint ses jurements au tapage.

« Mais ils ne sont pas encore à mi-chemin que déjà mon ballon a sauté dans notre jardin ; il est sauvé ! Aussitôt, saisissant la corde, je m’élève sur la crête du mur ; et je m’arrête là pour, quand ils sont proches, leur lancer un éclat de rire qui les foudroie. Puis je saute de l’autre coté et vais me coucher, très-content de moi.

— Ah ! dit Émile en respirant largement, moi aussi je suis content.

— Ta satisfaction, Émile, n’est pas morale, s’’écrie Charles, et l’histoire non plus. Car il n’est pas permis de violer les domiciles, ni d’aveugler les chiens, et selon la justice des choses, si elle était vraie, les coupables devraient être punis, et non triomphants.

— Mon histoire est plus morale que tu ne penses, reprit Victor ; je le vois maintenant après l’avoir racontée, comme je ne le voyais pas auparavant. D’abord, elle est pourtant un peu plus morale que ces histoires dont je parlais tout À l’heure où

l’on s’intéresse malgré soi à des conquérants ou à des pillards qui tuent des hommes pour s’emparer d’un pays. Enfin, attends un peu et tu verras que j’ai été puni.

— Ainsi soit ; mais tu es intéressant. Nous sommes tous contre le bonhomme et même contre le caniche, ce qui est encore plus odieux. |

— Moi, je plains Bichon, dit Jules ; mais il a guéri bien vite, et puis aussi pourquoi voulait-il aider son maître à garder le ballon de Victor, puisqu’il n’était pas à eux ?

— Remarquez donc, mes enfants, dit M. Ledan, que les histoires, ou plutôt les faits de la vie, ne se tranchent presque jamais en deux parts, dont l’une serait le bien et l’autre le mal, où l’un des deux adversaires serait innocent et l’autre coupable. C’est là une conception toute rudimentaire des temps anciens qui s’est conservée dans notre langage, et malheureusement encore dans nos idées. Dans un conflit, au contraire, en fait il y a presque toujours deux coupables, et le plus souvent deux inconscients, c’est-à-dire deux personnes comprenant mal la justice et l’appliquant différemment au même fait, parce que leurs passions personnelles leur troublent la vue. On a dit que l’ignorance était une innocence, et c’est vrai. Toute erreur a son excuse. Il y a donc rarement dans un conflit, je le répète, un innocent et un coupable, mais presque toujours deux aveugles ; et ce qu’il y a vraiment, c’est deux victimes, ou de leurs propres erreurs, ou de leur propre méchanceté. Au reste, ici, pour ce qui regarde Victor, nous allons voir. Ï] n’a pas fini.

— Oh ! reprit Victor, je n’ai plus grand’chose à dire ; mais en effet c’est la moralité de la fable, je le vois bien maintenant. J’avais cru triompher ; c’était le contraire. J’avais semé la rage de l’autre côté du mur ; la récolte ne se fit pas attendre. Dans la journée du lendemain,