Page:Magasin d education et de recreation - vol 16 - 1871-1872.djvu/350

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été si généreuse. J’aurais sans doute bien aimé à l’être… pourvu qu’il ne m’en coutât rien.

« Je pleurais à chaudes larmes. Oh ! mon pauvre concert ! La musique d’abord : le trio de Mozart, la romance de Lalla-Rouck, la symphonie pastorale, un morceau du Desert, et puis encore, la salle ornée, éclairée, et les belles toilettes, et la mienne aussi qui était jolie, ma toilette, et dont j’étais si contente ! Et de jeunes amies que je devais rencontrer ; des amies fort nouvelles, il est vrai, mais on sait bien (Amine sourit en regardant ses camarades) que ce n’est pas ce qui leur prête le moins de charme. (À quoi ils répondirent par une grave affirmation de tête, accompagnée d’un sourire malicieux.)

« Je trouvais ma tante bien dure, car elle ne manquait pas d’autres robes, et ce n’était que pour me punir… Assurément, malgré l’accident de la robe, nous serions allées au concert, si elle avait su que c’était Julien ; et en me répétant cela, je regrettais de plus en plus d’avoir protégé mon pauvre cousin. C’était encore plus laid que si je n’y avais pas pensé. Se repentir d’une bonne action ! Oh ! vraiment, j’étais bien égoïste.

« On vint m’appeler un instant après pour le dîner. Cruel diner ! Les morceaux me prenaient à la gorge. Ma tante était sombre, silencieuse ; elle ne parlait que par phrases saccadées ; ses regards étaient des éclairs et elle me produisait l’impression étouffante d’un ciel d’orage. Mon oncle, inquiet, ne sachant pas la cause de cette humeur, regardait sa femme du coin de l’œil, en échangeant avec moi des phrases insignifiantes. Julien, les yeux attachés sur moi, semblait oppressé de même. Il n’y avait que Benjamin qui fut entièrement absorbé par son potage. A la fin, mon oncle demanda :

« Qu’y a-t-il donc ? Julien a-t-il encore fait quelque sottise ?

Non, ce n’est pas Julien, répondit ma tante, et le regard qu’elle jeta sur moi me fit monter le rouge au visage. Mon oncle n’en voulut pas demander plus long ; mais, un instant après, comme il parlait du concert, ma tante lui annonça que nous n’irions pas. Je vis le regard de Julien se lever sur moi, tout chagrin.

« — Attendu, ajouta-t-elle, que l’on ne peut pas s’y montrer sans robe. »

Et alors mon oncle obtint communication de l’accident.

« Mais tu as bien d’autres robes, dit-il, et quand même ta toilette ne serait pas neuve…

« Non, je n’en ai pas, répondit-elle séchement. D’ailleurs, je suis trop contrariée ; je n’entendrais pas une seule note. Ma robe est perdue. »

« J’osai alléguer que le malheur était réparable, moyennant un lé d’étoffe ; mais ma tante releva cette parole en appuyant sur la dépense, et me mortifia tellement que je ne dis plus mot, sentant les larmes me gagner. Dès qu’on fut sorti de table, je m’en fus dans ma chambre. Elle était là, ma pauvre petite robe rose, si gentille, qui semblait m’attendre pour la fête, où elle aurait si bien figuré. Je fondis en larmes. C’était très-dur d’être si cruellement punie pour une faute qu’on n’a pas faite ! Je ne pensais qu’à mon plaisir perdu, et je pleurais amèrement, égoïstement, oubliant que j’avais à me féliciter d’avoir épargné de la souffrance à un autre, quand on frappa doucement à la porte, et je vis entrer mon petit cousin. Heureusement qu’il faisait très-sombre. Je me hâtai d’essuyer mes larmes, et tâchai de raffermir ma voix. Déjà la présence de Julien m’apportait la douce impression que j’oubliais. Le pauvre enfant se jeta dans mes bras.