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doute, j’aurais dû mettre ces demoiselles à la porte en leur disant : Non, voyez-vous, je ne puis m’amuser qu’avec ces petits garçons.

— Je sais que je suis petit, répondit Édouard avec dignité. Mais Victor et Charles sont de votre âge. Et enfin, quand même, nous n’avons que neuf, dix et onze ans, Émile, moi, Ernest et Jules, nous ne sommes pourtant pas de la marmaille.

— Ah ! voilà le grand mot lâché ! Le fameux mot, qu’on ne peut pas pardonner. Eh bien la preuve de votre injustice, c’est que, ce n’est pas moi qui l’ai dit.

— Nous le savons bien : mais vous l’avez laissé dire, et c’est aussi mal, presque…

— Je ne pouvais pourtant pas être impolie avec ces demoiselles…

— Non, mais vous ne deviez pas souffrir qu’elles le fussent avec nous. Vous les connaissiez à peine, et cependant vous leur avez tout de suite sacrifié de vieux amis.

— Oh ! de vieux amis ! répéta Amine ; et elle se mit à rire, ce qui fit beaucoup de plaisir à Édouard.

— De vieux amis, reprit-elle, devraient-ils être si rancuneux ?

— Mais… c’est que vous nous avez fait beaucoup de chagrin.

— Oh ! oui, en effet, des cœurs si tendres !…

— C’est vrai. Émile, lui, en a pleuré.

— Émile ! Je n’aurais jamais cru cela de sa part… Oh ! non, c’est bien mal ! continua-t-elle en s’animant, et je saurai maintenant ce que vaut votre amitié. »

Tout cela n’aboutissait guère à une entente. Il y eut un long silence, au bout duquel Édouard dit avec résolution :

« Eh bien, Amine, voulez-vous que je vous parle franchement ?

— Oh ! je veux bien. Dites.

— C’est vous qui avez eu tort.

— Ah ! fort bien, monsieur. Et vous ? pas du tout, c’est clair.

— Nous aussi, un peu, mais comme c’est vous qui avez eu tort la première, alors.

— C’est cela ; vous étiez obligés d’en faire autant ?

— Dame, c’est la justice des choses dit Édouard. Quand les gens reçoivent un mal, leur premier mouvement est de s’arranger toujours pour le rendre, volontairement ou non, à celui qui le leur a fait.

— Vous appelez ça la justice des choses ?

— Oui. »

Alors, Édouard parla des enseignements de sa mère, et comment il avait appris d’elle à reconnaître qu’on ne pouvait pas mal faire sans en être puni par sa faute même ; et cela sans châtiment décrété, ni même apparent quelquefois. Car la justice des choses n’a pas besoin d’aides, autres que les choses elles-mêmes, et elle agit au dedans comme au dehors.

Amine écoutait avec intérêt l’explication d’Édouard, et il se trouva qu’elle n’était plus en colère, mais toute sérieuse.

« Oui, dit-elle, je comprends cela ; blesser les autres, leur faire de la peine, c’est s’ôter à soi-même ce qu’on attend des autres, et dont on a besoin : l’amitié, l’aide, la bonne humeur. Oui, c’est juste, et c’est naturel aussi ; je vous ai rejetés, vous me rejetez à votre tour. À présent Édouard je comprends que je n’ai pas le droit de m’en fâcher ; et si je m’en fâchais, nous resterions brouillés, ce qui nous ferait du tort et de la peine à tous. Eh bien, je l’avoue avec vous, j’ai eu tort ; et ce que je vous dis à vous, qui avez été le meilleur pour moi…

— Ah ! c’est que vous aussi aviez été bonne pour moi, Amine, et je m’en souviens.

— Alors, c’est encore la justice des choses, en bien cette fois.