Page:Magasin d education et de recreation - vol 16 - 1871-1872.djvu/83

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voir si son gros bouton de rose était enfin épanoui. Mais en revenant, les mains dans ses poches, il s’approcha pour voir comment ce paysan s’y prenait pour faire la besogne ; car ses petits pois à lui aussi allaient avoir besoin de branches pour monter. Il s’arrêta donc au bord du carré. Le jeune paysan releva la tête ; une expression bienveillante se peignit sur sa figure en voyant Édouard près de lui, et ses traits s’animèrent comme s’il allait parler, ou plutôt répondre ; mais voyant qu’Édouard ne disait rien, il parut étonné, et se décida enfin à saluer le premier, quoique ce fût à Édouard de le faire en sa qualité d’arrivant.

— Bonjour, monsieur, dit-il.

— Bonjour, » répondit Édouard.

Le paysan se remit à l’ouvrage, et pas un mot de plus ne s’échangea entre eux, jusqu’au moment où sonna la cloche du déjeuner.

Édouard, dont l’appétit était fort alerte, courut à la maison et entra des premiers dans la salle à manger. Il fut bien étonné, quelques minutes après, d’y voir entrer aussi, en compagnie d’Ernest, le même jeune paysan, le jardinier Antoine, et plus encore lorsqu’il le vit prendre place à la table. Quoi ! il n’allait pas manger à la cuisine, ce paysan ! ce garçon qui venait de toucher la terre avec ses mains ?

Mais Édouard aussi touchait la terre avec ses mains, et il les lavait ensuite, comme avait sans doute fait Antoine.

— Oui, mais ces mains étaient si rudes, si mal faites ! et puis ce garçon parlait patois, et il manquait tout à fait de bonnes manières : Il porta plusieurs fois son couteau à la bouche, et il s’essuyait la bouche avec son pain, en laissant sa serviette à côté de lui sur la table. Enfin, il laissa échapper deux ou trois gros mots, avec autant de simplicité que s’il se fût agi d’interjections grammaticales. Tout cela choquait Édouard au dernier point ; il trouvait que c’était de la part de M. et Mme Ledan une bizarrerie du plus mauvais goût que de recevoir ce rustre à leur table ; il se sentait même offensé dans ses droits, dans sa respectabilité à lui, Édouard, garçon de bonne compagnie, et il prit en conséquence un air sérieux, ou plutôt gourmé.

À part les incorrections du langage et de l’attitude, la conversation du jeune paysan n’était pourtant pas sans valeur, et tel était apparemment l’avis de M. Ledan, puisqu’il interrogeait Antoine et l’écoutait avec intérêt. Il s’agissait de l’état des cultures du pays, des différents procédés employés, de quelques essais faits par les plus intelligents cultivateurs, des espérances de cette année. Antoine répondait en garçon qui sait et qui observe ; il fit même quelques réflexions pleines de sens ; mais Édouard n’avait garde de l’écouter, et restait soigneusement retranché dans son impression première.

Au repas de midi, il en fut de même. De plus en plus choqué de la présence à table de ce paysan aux mains calleuses, mais n’osant s’en exprimer vis-à-vis de M. Ledan, Édouard du moins s’en vengea vis-à-vis d’Antoine par le dédain.

« Qu’est-ce que ça peut être que ce rustre ? demanda-t-il à Victor, comme ils quittaient la salle à manger.

— C’est un bon garçon, » répondit Victor, qui tout aussitôt courut vers Antoine pour lui demander un conseil au sujet de son jardin.

Déjà les autres enfants entouraient Antoine, l’accablant de questions et de demandes, auxquelles il répondait d’un air doux et obligeant ; puis il alla donner quelques coups de main à chacun des jardinets. Édouard seul ne lui demanda rien, et s’en alla sarcler tout seul un de ses carrés.