Page:Magasin d education et de recreation - vol 16 - 1871-1872.djvu/84

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Il était ainsi occupé, quand Antoine vint à passer.

« Oh ! oh ! c’est là votre jardinet à vous, monsieur ? un peu tardif ! mais bien venant et bien joli, tout de même ! »

Édouard leva la tête d’un air surpris, et ne répondit pas.

Un étonnement pénible se peignit sur la bonne figure d’Antoine ; il s’éloigna, et derrière lui, Édouard demeura confus et fâché ; car il sentait bien qu’en ceci le plus grossier des deux n’était pas le paysan. Il s’excusa pourtant en lui-même ; il ne l’avait pas fait exprès, précisément ; il avait bien un peu cherché une réponse, mais ne l’avait pas trouvée. Aussi, pourquoi ce garçon lui adressait-il la parole, comme cela ? Tant pis pour lui. Ce n’était pas la faute d’Édouard. Décidément, cet Antoine était un personnage fâcheux et insupportable.

Le hasard passe pour avoir des malices. Il en eut certainement une ce jour-là. Le couvert d’Antoine se trouva placé, le soir, près de celui d’Édouard. En s’en apercevant, Édouard fit une grimace significative, retira sa chaise, éloigna le plus possible son couvert, s’arrangea enfin de manière à laisser un espace entre Antoine et lui, comme si cet honnête garçon eût été un pestiféré et un galeux. L’impertinence n’était déjà que trop évidente, quand les observations d’Émile vinrent la souligner. À force de s’éloigner du jeune paysan, Édouard en était presque arrivé à partager le siége d’Émile, son voisin de gauche, et à manger dans son assiette.

« Qu’est ce que tu as donc à me serrer comme ça ? Reste à ta place, Édouard ! s’écria le bon gros garçon, qui, surpris de cette invasion, était à cent lieues d’en deviner la cause.

— Allons ! allons ! silence, je vous prie, » dit M. Ledan, en lançant un coup d’œil sévère à Édouard.

Mais Émile tenait à s’expliquer.

« Regarde, papa, si je puis manger à l’aise : nos assiettes se touchent ; je n’ai pas de place où mettre mon couteau, et puis encore l’agrément d’avoir dans les côtes le coude d’Édouard. Ça n’a pas de raison, Ça, quand il y a tant de place du côté d’Antoine. »

M. Ledan vit bien qu’il n’y avait pas moyen de pallier la sottise de son élève, et s’adressant à Édouard d’un ton mécontent :

« Il est évident que vous n’êtes pas bien, Édouard, montez dans votre chambre. On aura la bonté d’aller vous soigner après diner.

— Pardon, excuse, monsieur, dit alors Antoine ; faut pas ennuyer pour ça M. Édouard. Moi, je sais ce qu’il faut pour le guérir. C’est seulement qu’il change de place avec mon petit ami, M. Émile. Ça le dégênera tout de suite. et moi aussi, » ajouta-t-il avec un air de dignité simple, qui réduisait à leur valeur les dédains d’Édouard, tout aussi bien qu’eüt pu le faire la parole plus habiie d’un homme du monde.

Après ces paroles, après l’empressement que mit Émile à prendre place auprès d’Antoine, à qui revenait le droit d’être confus ? Non pas assurément à Antoine, objet d’une grossicreté qu’il flétrissait et pardonnait à la fois ; mais bien à Édouard, qui, sous prétexte d’une délicatesse plus raffinée, avait mérité de recevoir, de la part d’un paysan, une leçon de convenance et de dignité humaines.

Édouard sentit bien cela. Une vive rougeur lui en monta au visage, et tout le monde fut témoin de sa confusion. Mais il faut ajouter que personne n’en eut pitié ; car tout le monde, et, en particulier la famille Ledan, aimait Antoine et avait ressenti l’injure qui lui était faite.

Édouard acheva de diner, seulement