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Page:Magasin d education et de recreation - vol 17 - 1872-1873.djvu/148

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jamais entendu rien de pareil, et c’était probablement le commencement des inventions de ce genre — je poussai un cri et faillis le laisser tomber. Mon trouble, puis mon enthousiasme, firent beaucoup rire Isoline. Elle me regarda quelque temps jouer avec le poupon, que je pressais sur mon cœur, puis, tout à coup, avec un sourire méchant, elle le saisit par la tête, me l’arracha, et le lança violemment à l’autre bout de la chambre.

« Je poussai un cri terrible. J’étais en pleine illusion de maternité, et il me semblait qu’elle venait de me tuer mon enfant. Je courus, je relevai le pauvre poupon en pleurant, et me retournant vers Isoline qui m’avait suivie, je l’appelai « méchante ! » plusieurs fois. Les yeux de la petite fille brillèrent de colère, et elle se jeta sur moi pour me battre ; mais je ripostai par une parade donnée par un bras plus fort que le sien et qu’avaient nourri les énergies de la vie à la campagne ; puis serrant le poupon contre mon cœur, je m’enfuis derrière un fauteuil, dont je me fis un retranchement, bien décidée. s’il le fallait, à soutenir là tous les assauts pour sauver l’enfant !

« Isoline était restée muette à sa place, le bras levé, les yeux grands ouverts ; dans son regard se mêlait à la colère une surprise immense assurément, car c’était la première fois qu’on lui résistait ainsi, et elle n°v comprenait rien. N’osant plus m’attaquer, elle se jeta sur sa gouvernante, la battit, la mordit, lui déchira ses habits, l’égratigna jusqu’au sang, et fit pleurer à chaudes larmes la malheureuse fille, qui recevait tout cela sans même oser se saisir des mains d’Isoline et la réduire à l’immobilité. Cette scène, dont j’étais la cause involontaire, me fit horreur : abandonnant mon rempart, je courus vers la pièce voisine, en appelant ma mère à grands cris. Mais Isoline m’avait suivie, et montrant le poupon que j’emportais, elle me dit avec une expression de haine insultante :

« — Voleuse ! »

« Je frémis. et déposant le poupon sur une chaise, je m’écriai :

« — Non ! ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai ! Mais tu es, toi, la plus méchante des petites filles, oui, la plus méchante ! »

« Et j’allais sortir, quand je la vis prendre le malheureux poupon et, le foulant aux pieds, lui crever de son talon la poitrine, d’où s’échappait inarticulé, plaintif, Île. mot qui m’avait si fort émue… Maman !…

« Je mis ma main sur mes yeux, en poussant des cris perçants, et me jetai dans les bras de ma mère, accourue, et qui ne put me calmer qu’en m’emmenant hors de cette maison. Pendant longtemps, je ne pus supporter la pensée de revoir Isoline. Son action m’avait fait éprouver, à un âge où les illusions sont si vives, l’impression d’un assassinat. Ma mère n’insista point, et ce ne fut que plus d’une année après que je revis Isoline Grandin, dans un bal d’enfants donné à l’occasion de sa naissance. Elle avait alors huit ans ; la volonté d’être aimable, et de bien jouer son rôle comme maitresse de maison, l’animait évidemment. Elle ne parut pas se rappeler notre conflit, m’accueillit bien, et m’engagea à revenir la voir, en me disant qu’elle aimait beaucoup ma mère, « quoiqu’elle soit très-sévère, » ajouta-t-elle, avec un regard qui semblait plaindre mon sort.

« J’y serais retournée, rien que pour l’assurer que ma mère était bonne bien plus que sévère et que j’étais heureuse d’être sa fille. Nous nous vîmes quelquefois. Le respect que lui inspirait ma mère, entre tous ses autres professeurs, rejaillissait sur moi en considération marquée. Moi-même, aussi franchement que ma mère, je me permettais quelquefois d’adresser à Isoline des observations qui n’étaient pas trop mal reçues. Elle se con-