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Page:Magasin d education et de recreation - vol 17 - 1872-1873.djvu/149

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tenait devant moi : ses gouvernantes se sentaient protégées par ma présence contre ses injures ét ses coups, et Mme Grandin, elle-même, qui commençait à souffrir des répliques insolentes de sa fille et qui s’étonnait naïvement de voir qu’en grandissant elle ne devenait pas raisonnable, me priait parfois de lui faire telle ou telle remontrance, et usait même de mon peu d’influence de manière à la détruire.

« Pour moi, le sentiment que m’inspirait Isoline ressemblait beaucoup à de la pitié. Ma mère ne s’était pas trompée : rien ne pouvait mieux qu’un tel exemple, me démontrer le peu de valeur des avantages de fortune ; cette richesse, si vide de dignité, de justice et de bonheur, me faisait aimer la pauvreté ; car je sentais que malgré les désavantages de toutes sortes, auxquels elle est vouée en ce monde, je lui devais pourtant l’indépendance de l’esprit. Je sentais que, dussé-je lutter toute ma vie, armée de mon seul courage, contre les inégalités de Ja fortune, je vivrais, ne fütce qu’en moi-même, d’une vie plus haute et plus large que cette pauvre enfant, qu’avaient fait dévier, avant toute conscience, les énervements de la satiété.

« Oui, je la plaignais, la malheureuse Isoline, sincèrement, et c’est cette pitié, si étrange à ses veux, qu’elle sentait sans la bien comprendre, qui faisait de moi pour elle un être à part, du suffrage duquel elle avait besoin. Ma mère et moi nous étions les seules qui nous refusions à l’encenser : or, avec une intelligence remarquable, elle n’eut jamais qu’un talent, celui que ma mère lui fit acquérir, et une seule de ses amies eut de l’influence sur elle, moi, qui ne lui ménageais jamais la vérité. C’est assez dire combien son éducation fut inintelligente et coupable, puisque sur les deux points d’où il pouvait lui venir quelque profit, une amélioration avait pu se produire.

« Assurément, Isoline n’était pas née avec une de ces natures élevées et généreuses qui dominent toutes les situations ; mais de bons enseignements, et surtout l’absence de ces adulations qui l’avaient pervertie, en eussent fait, je crois, un être très-supportable. Elle était de ces terrains peu fertiles par eux-mêmes en germes féconds, mais qui, selon la culture, produisent en bien ou en mal suffisamment. Dès sa naissance, tout l’avait tournée vers l’amour d’elle-même ; elle n’en concevait pas d’autre.

« Un jour, devant moi, sa gouvernante, enhardie, lui fit d’assez vifs reproches sur une imprudence qu’Isoline l’avait forcée de commettre, en voulant à toute force, un soir, entrer dans un concert sans y avoir été autorisée par sa mère. La pauvre miss Jane se reprochait avec larmes sa faiblesse.

« — Croiriez-vous, me dit-elle, qu’elle est entrée la première toute seule, en me menaçant de me faire chasser par sa mère, si je ne la suivais pas ? C’est égal, j’aurais dû en parler à madame, et il y a des moments où je veux tout lui dire.

« — Vos menaces ne me font pas peur, à moi, miss Jane, répondit Isoline avec un regard méchant. Prenez plutôt garde à vous. »

« Huit jours après, j’appris que miss Jane avait été renvoyée. C’était une honnête fille, quoique faible, et qui, je ne sais comment, avait trouvé moyen de s’attacher à Isoline, malgré les mauvais traitements qu’elle en recevait, parce que toute petite elle l’avait bercée dans ses bras. Je n’ai jamais su le sort de la pauvre gouvernante ; mais assurément elle souffrit beaucoup de ce renvoi brutal, et peut-être même tomba-t-elle dans la misère. Quant à Isoline, elle y perdit une des rares personnes qui l’aimaient malgré ses défauts.

« L’amour de ses parents pour elle, était