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Page:Magasin d education et de recreation - vol 17 - 1872-1873.djvu/179

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LA JUSTICE DES CHOSES. dans les premiers mois. J'avais été habitué jusque-là à des succès, et, cette habitude m'ayant gâté, je souffrais vivement de mon infériorité. D'autre part, le professeur m'aidait peu. C'était un de ces hommes comme il y en a trop dans l'enseignement, qui savent beaucoup sans savoir rendre la science intelligible. Sa parole, au lieu de dissiper les ténèbres de mes livres d'étude, les épaississait. J'étais malheureux. « Je m'avisai un jour de demander une explication à l'un des plus forts de la classe, Albert M., qui, lui, comprenait tou- jours, et malgré tout. Il me la donna de bonne grâce, et cette explication, au re- bours de celles de notre professeur, fut si claire, qu'elle illumina tout le reste. « Je pris l'habitude de recourir à Albert dans mes embarras, et il m'accepta volon- tiers pour élève. Il dissertait, pérorait un peu; il aimait visiblement à se faire pro- fesseur et protecteur. Les autres s'en mo- quaient et l'appelaient pédant; mais il avait le coup d'œil si juste et la parole si lucide, que, pour moi, je lui vouai toute mon admiration, en même temps que ma reconnaissance. Avec l'exaltation que cer- taines natures, à cet âge surtout, mettent dans l'amitié, ce fut un culte que j'eus pour Albert. Je le servais, je lui obéissais en toutes choses. Pour satisfaire ses dé- sirs, j'aurais fait des prodiges d'invention et d'activité. Toutes ses paroles me sem- blaient des oracles. On m'appelait son chien; mais cela m'était bien égal, car je l'aimais, et j'avais mis en lui mon or- gueil aussi bien que ma joie. Quant à lui, il recevait mon humble hommage comme une chose toute naturelle et usait large- ment de son pouvoir sur moi. « Je fis, avec son aide, des progrès ra- pides, si bien que, dès la seconde moitié de l'année, j'avais passé des derniers rangs aux premiers, et je n'étais plus loin d'Albert lui-même, qui tenait toujours la tête. J'en étais fier devant lui, et j'atten- dais ses félicitations qui m'eussent rendu si heureux. Elles ne vinrent pas. Depuis quelque temps, Albert, au con- traire, se montrait moins communicatif. Il me refusait quelquefois ses explications, comme par boutade, ou éludait mes ques- tions. Pourtant je lui en adressais tou- jours, même quand je comprenais très- bien, quelquefois. J'avais besoin d'avoir besoin de lui et ne me sentais sûr de moi-même qu'avec son approbation. Mais qu'avait-il? De plus en plus brusque, de moins en moins affectueux pour moi, je lui voyais maintenant d'autres favoris. Tout cela me faisait beaucoup souffrir, mais je ne comprenais pas. Un jour de composition, Albert, comme presque toujours, fut premier, et le se- cond, ce fut moi! Quel succès! quelle joie! Je ne sais trop ce qui m'enchantait le plus, de porter cette nouvelle à mes parents ou de me trouver si près d'Albert. Cette confraternité d'intelligence et de succès me paraissait, à moi, charmante, et je croyais si bien qu'on pouvait aimer ses concurrents, que j'espérais en cette circon- stance pour regagner les bonnes grâces de mon ami. Je l'abordai rayonnant; mais il resta sombre, et ce fut avec un sourire forcé qu'il me félicita : - « Il ne te reste plus qu'un pas à faire », me dit-il. | Ce

« Je fus frappé du ton faux dont ces mots furent prononcés et de l'expression hostile de sa figure, et pourtant je conti- nuais de ne pas comprendre.

« Tourmenté de sa froideur, j'allais, le lendemain, causer avec lui d'un point dou- teux, lui dire mon interprétation et lui demander la sienne, quand, me voyant approcher le livre à la main, son visage prit une expression de colère presque haineuse, et, sans me laisser le temps d'ouvrir la bouche :