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Page:Magasin d education et de recreation - vol 17 - 1872-1873.djvu/180

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— « Franchement, mon cher, je veux bien encore te donner ce dernier avis ; tu es trop naïf, Tu viens me demander des armes pour me battre ! C’est délicat de ta part ; mais je ne suis pas si bête, et je regrette de n’y avoir pas songé plus tôt.

« Le ton dont il dit cela me frappa au cœur. Il s’expliquait enfin : je dus comprendre que pour Albert un ami ne valait pas un triomphe, ou plutôt que dans son cœur l’amitié n’existait pas. Cependant je voulais douter encore. Mais il se chargea de m’ôter toute illusion. À partir de ce jour, je ne fus plus pour lui qu’un adversaire, et il y avait si peu de différence pour lui entre un adversaire et un ennemi !

« Je souffris beaucoup de cette épreuve, une des premières et non des moins rudes que la vie m’ait infligées. Tous ceux qui savent aimer connaissent la souffrance. Et pourtant, enfants, de celle-ci il ne faut pas trop se plaindre, si äpre qu’elle soit. Car elle est le chemin ardu qui mène aux grands horizons et à des affections plus sûres, mieux choisies que celle où notre cœur, avec trop de hâte et d’imprudence, d’abord, se fourvoie. Elle épure, elle grandit, ceux du moins dont le cœur ne périt pas dans l’épreuve, et c’est d’elle seulement qu’on peut dire : Heureux ceux qui souffrent.

« Albert, malheureusement, ne pouvait souffrir que pour lui-même. »

Un appel, parti de la maison, interrompit en ce moment M. Ledan, C’était le facteur. Ami de la famille et la sachant au jardin, il venait lui-même. Cette plaque et ce sac font toujours battre le cœur de ceux qui ont des amis absents, Tous les visages se tendent vers le facteur, et tous les veux S’attachent sur lui. Mais il ne tient qu’une lettre, une seule. Quel sera l’élu ?

« Monsieur Édouard ! »

Édouard fait entendre un cri de joie,

suivi d’un aie ! étouffé ; car il s’est élancé vers sa lettre, et les suites de sa chute Jui interdisent encore les soubresauts.

« Ah ! c’est la lettre d’Adrienne !

— Ah ! bien, très-bien, dit Amine ; elle arrive au bon moment, car elle est aussi pour nous, Édouard.

— Oui : je la lirai, sans doute. »

Et, rompant le cachet, Édouard se hâte de la parcourir pendant que divers propos s’échangent, et jusqu’au moment où M. Ledan reprend son récit :

« Après le collëge, Albert et moi nous fûmes séparés quelque temps. Je le retrouvai jeune homme, à vingt-cinq ans ;

il était reçu docteur et faisait déjà parler

de lui. I se lançait fort dans le monde : on le trouvait partout où il y a quelque avantage à se faire voir. Il était arrivé à se présenter dans plusicurs maisons influentes et à y conquérir l’intimité. À propos de tout, à propos de rien, on lisait son nom dans les journaux, et il était le camarade de tous les gens de lettres complaisants de la grande et-de la petite presse. IL connaissait tout Paris. C’était un élégant ; il passait l’après-midi à faire des visites et la nuit à causer ou à danser. Mais cette dissipation était calculée : il dormait peu, n’abandonnait pas l’étude, à laquelle il consacrait les heures du matin, et son activité était aussi grande que son ambition. À la vérité, il ne lui restait pas une minute pour la famille, ni pour l’amitié obscure et simple. Il voyait par jour cinquante personnes ; mais quant à la vie intime, à cette union par laquelle deux ou plusieurs êtres vivent de la même vie et mettent en commun pour les agrandir leurs joies, leurs pensées, leurs espérances, et leurs peines pour les diminuer, Albert était absolument seul.

« Ce caractère se rapproche de celui d’Isoline en bien des points ; car avec beaucoup de vanité, on ne peut avoir