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Page:Magasin d education et de recreation - vol 17 - 1872-1873.djvu/181

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beaucoup de cœur ; un vaniteux est rarement autre chose qu’un égoïste. Il est certain qu’Albert avait un tact merveilleux pour ne former que des liaisons utiles et pour écarter ou briser celles qui auraient pu lui nuire ou simplement l’embarrasser.

« Il avait été de bonne heure le fiancé d’une jeune fille aimable, charmante et bonne, son amie d’enfance, et qu’il avait cru beaucoup aimer à dix-huit ans. A cette époque, dans l’état de fortune d’Albert, elle était pour lui ce qu’on appelle un parti avantageux. Mais, à mesure que le succès enhardit son ambition, il conçut des visées plus hautes, et il en était enfin venu à rêver une chaire, l’Institut, une réputation européenne. Dès lors, Mlle D… n’était plus la femme qu’il lui fallait. Car le mariage, cette profonde association de deux êtres dans la vie, ne devait être pour lui, comme pour tous les ambitieux, qu’un moyen de parvenir. Ce qu’il lui fallait, c’était la fille de quelque savant bien posé, qui pût le conduire aux dignités par la faveur et la camaraderie ; ou bien quelque riche héritière, avec laquelle il pût ouvrir un salon, donner de grands repas et cultiver de grandes relations. Mie D… fut donc sacrifice. Elle en conçut un violent chagrin, qui dura longtemps ; car elle aimait sincèrement Albert. 11 y perdit volontairement un attachement sérieux, qui cût fait, s’il en avait été digne, le charme et la sécurité de sa vie.

« Cependant il fut plus heureux qu’il ne méritait dans son mariage ; car, prenant une femme sans l’aimer et sans la connaître, il pouvait avoir affaire à une coquette, aussi vaine que lui, ou à quelque méchant caractère. Mais celle qu’il épousa, fille d’un savant renommé, quoique gauche et timide, était aussi intelligente qu’elle était bonne. Il ne tenait qu’à lui de jouir de ces deux qualités, assurément les meilleures : Mme M…, qui aimait son mari, n’eût désiré que d’en être assez aimée pour pouvoir le rendre heureux. Mais elle avait aux veux d’Albert le tort immense de ne satisfaire en rien sa vanité. Son intelligence, large et vraie, n’était point de lesprit, n’avait rien de brillant ; la bonté n’est pas non plus chose de parade ; c’est dans le secret du cœur qu’elle réside et qu’on en jouit. Albert méprisa sa femme et ne la comprit jamais ; et l’amitié, et cette vie morale et intellectuelle dont tout être sensible a besoin, il ne sut pas la lui donner. Nous la connaissions et nous l’aimions ; sa présence nous était chère : sa douce conversation répandait de Ja chaleur et de la lumière dans nos entretiens ; et je m’ébahissais de l’aveuglement de cet homme, si sagace, disait-on, qui se privait de tels biens. M"e M… savait beaucoup ; elle eût voulu savoir davantage, et si Albert l’eût associée à ses travaux, à ses recherches, elle l’aurait puissamment aidé. Il préféra l’écraser de son dédain silencieux, et sa vanité, qui ne l’empêchait point de faire servir à son élévation le nom et la fortune de sa femme, l’eût fait rougir de recevoir d’elle un concours précieux.

« Mais ce qu’Albert m’a révélé de plus saisissant, dans l’étude attristante que je fis de ce caractère, c’est combien la vanité nuit à l’objet même qu’elle poursuit, surtout quand ce but est sérieux. Albert ne fut jamais un vrai savant, par la seule raison qu’au lieu d’aimer et de rechercher la science pour elle-même, il en faisait un moyen. La vanité de savoir l’empêcha d’apprendre ; il ne sut jamais se rendre à une bonne raison d’un contradicteur. En toute chose, sa personnalité fut une ombre qui lui cacha le jour. Il ne donnait guère à l’étude que la moitié du temps qu’elle réclame pour produire des résultats sérieux. Étudier beaucoup et n’écrire que pour constater des faits nouveaux et précis, telle devrait être la loi de ceux qui