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Page:Magasin d education et de recreation - vol 17 - 1872-1873.djvu/290

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roses et de vif argent, devrait rester sous le saule, contraint à la plus affreuse immobilité !… Déjà des larmes noyaient ses yeux bleus, quand Édouard lui dit :

« Sois tranquille ; je vais te faire une autre chaussure. »

Alors, il enveloppa de son mouchoir le petit pied nu ; puis, arrachant un morceau de l’écorce d’un vieux saule, il le tailla en forme de semelle, et l’assujettit, à la façon d’un cothurne, avec un de ces bouts de ficelle, que tout garçon prévoyant, qui a vécu à la campagne, a constamment dans sa poche.

Les regards du bébé reconnaissant et ses exclamations joyeuses firent à Édouard une ovation digne de son œuvre. Assurément, ce ne pouvait être qu’un génie, cet Édouard capable d’avoir trouvé si belle chose ! une invention qui valait toutes les bottines de la terre, et, comment donc ! beaucoup mieux ! car c’était un vrai bonheur que de courir comme cela dans la prairie, un peu clopin clopant, avec un pied chaussé à la manière des Romains comme ceux que Fanfan a dans ses images ou bien, plutôt, des sauvages ; enfin c’est très-amusant. Maintenant Fanfan n’est plus du tout fâché de son accident, et il est enchanté de son ami Édouard qui veut bien lui donner la main et qu’il suit partout.

Pour les mamans, elles s’étaient assises à l’ombre sous les aulnes, au bord de la prairie, et seulement quelques-unes d’entre elles se détachaient de temps en temps du groupe et venaient près des enfants, que surveillaient aussi, d’un œil maternel, les plus âgées des fillettes. Est-il besoin d’ajouter qu’au nombre de ces mamans surveillantes était celle d’Édouard, qui ne quitta guère le bord de l’eau ?

Sa présence n’était pas inutile à son fils. Les enfants sont rarement généreux. La scène faite par Édouard lui-même, chez M. C…, quelques jours auparavant, avait rappelé l’attention sur sa conduite antérieure, et si la malheureuse histoire du café de la Pintade n’était pas précisément connue, tous ceux qui en avaient été les acteurs ayant intérêt à n’en point parler, malgré tout, cependant, ces acteurs étaient trop nombreux pour qu’il n’eût pas transpiré quelque chose. Deux ou trois versions, plus ou moins fausses et incohérentes, circulaient à cet égard. Quant aux mensonges d’Édouard, ils n’avaient été que trop remarqués. Toutes ces choses donc étaient revenues sur le tapis ; on en avait parlé dans les familles de la connaissance de celle d’Édouard, et au lieu d’être touchés de la malheureuse susceptibilité de leur camarade et de se proposer de la ménager, la plupart des enfants éprouvaient à ce sujet une curiosité plus irréfléchie que méchante, mais qui n’eût pas reculé pour se satisfaire devant certaines expériences. Il n’était en outre guère de maman qui, à ce propos, n’eût recommandé à son fils de ne point ressembler à Édouard et de cultiver le moins possible sa connaissance. Les mamans, si bonnes et si indulgentes pour leurs propres enfants, le sont sou- vent beaucoup moins pour les enfants des autres.

De toutes ces dispositions résultait une attitude très-composée et peu bienveillante vis-à-vis d’Édouard. On le traitait avec froideur. Une ou deux fois, ses camarades, se groupant à part de lui, chuchotèrent en le regardant. Malgré tout, assisté du muet encouragement de sa mère, aidé même par l’empressement de Fanfan, qui l’accaparait un peu, Édouard fit bonne contenance toute la matinée. Il eut de la chance pour les écrevisses ; les plus belles vinrent se prendre dans sa balance ; et, comme chacun, piqué d’émulation, comptait celles qu’il apportait à la masse commune, Édouard atteignit le chiffre de vingt-cinq.