Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/111

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qu’on ne sent presque pas. La plupart des hommes croient qu’il y a bien plus de matière dans l’or et dans le plomb que dans l’air et dans l’eau ; et les enfants même, qui n’ont point remarqué par les sens les effets de l’air, s’imaginent ordinairement que ce n’est rien de réel.

L’or et le plomb sont fort pesants, fort durs et fort sensibles ; L’eau et l’air au contraire ne se font presque pas sentir. De là les hommes concluent que les premiers ont bien plus de réalité que les autres, ou qu’il y a plus de matière dans un pied cube d’or que dans un pied cube d’air. Ils jugent de la vérité des choses par l’impression sensible qui nous trompe toujours, et ils négligent les idées claires et distinctes de l’esprit qui ne nous trompent jamais, parce que le sensible nous touche et nous applique, et que l’intelligible nous endort. Ces faux jugements regardent la substance des corps ; en voici d’autres sur les qualités des mêmes corps.

II. Les hommes jugent presque toujours que les objets qui excitent en eux des sensations plus agréables sont les plus parfaits et les plus purs, sans savoir seulement en quoi consiste la perfection et la pureté de la matière, et même sans s’en mettre en peine.

Ils disent, par exemple, que de la fange est impure et que de l’eau très-claire est fort pure. Mais les chameaux qui aiment l’eau bourbeuse, et ces animaux qui se plaisent dans la fange, ne seraient pas de leur sentiment. Ce sont des bêtes, il est vrai. Mais les personnes qui aiment les entrailles de la bécasse et les excréments de la fouine ne disent pas que c’est de l’impureté, quoiqu’ils le disent de ce qui sort de tous les autres animaux. Enfin, le musc et l’ambre sont estimés généralement de tous les hommes, de ceux même qui croient que ce ne sont que des excréments.

Certainement on ne juge de la perfection de la matière et de sa pureté que par rapport à ses propres sens ; et de là il arrive que les sens étant différents dans tous les hommes, comme on l’a suffisamment expliqué, ils doivent juger très-diversement de la perfection et de la pureté de la matière. Ainsi, les livres qu’ils composent tous les jours sur les perfections imaginaires qu’ils attribuent à certains corps sont nécessairement remplis d’erreurs dans une variété tout à fait étrange et bizarre, puisque les raisonnements qu’ils contiennent ne sont appuyés que sur les idées fausses, confuses et irrégulières de nos sens.

Il ne faut pas que des philosophes disent que la matière est pure ou impure, s’ils ne savent ce qu’ils entendent précisément par ces mots de pur et d’impur ; car il ne faut pas parler sans savoir ce que l’on dit, c’est-à-dire, sans avoir des idées distinctes qui ré-