Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/174

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science des opinions anciennes est encore en vogue, et qu’il n’y a que ceux qui font usage de leur esprit qui puissent, par la force de leur raison, se mettre au-dessus des méchantes coutumes. Quand on est dans la presse et dans la foule, il est difficile de ne pas céder au torrent qui nous emporte.

En dernier lieu, parce que les hommes n’agissent que par intérêt ; et c’est ce qui fait que ceux mêmes qui se détrompent et qui reconnaissent la vanité de ces sortes d’études ne laissent pas de s’y appliquer, parce que les honneurs, les dignités et même les bénéfices y sont attachés, et que ceux qui y excellent les ont toujours plutót que ceux qui les ignorent.

Toutes ces raisons font, ce me semble, assez comprendre pourquoi les hommes suivent aveuglément les opinions anciennes comme vraies, et pourquoi ils rejettent sans discernement toutes les nouvelles comme fausses ; enfin pourquoi ils ne font point, ou presque point d’usage de leur esprit. Il y a sans doute encore un fort grand nombre d’autres raisons plus particulières qui contribuent à cela ; mais si l’on considère avec attention celles que nous avons rapportées, on n’aura pas sujet d’être surpris de voir l’entêtement de certaines gens pour l’autorité des anciens.


CHAPITRE IV.
Deux mauvais effets de la lecture sur l’imagination.


Ce faux et lâche respect que les hommes portent aux anciens produit un très-grand’nombre d’effets très-pernicieux qu’il est à propos de remarquer.

Le premier est que les accoutumant à ne pas faire usage de leur esprit, il les met peu à peu dans une véritable impuissance d’en faire usage[1] ; car il ne faut pas s’imaginer que ceux qui vieillissent sur les livres d’Aristote et de Platon fassent beaucoup d’usage de leur esprit. Ils n’emploient ordinairement tant de temps à la lecture de ces livres que pour tâcher d’entrer dans les sentiments de leurs auteurs, et leur but principal est de savoir au vrai les opinions qu’ils ont tenues, sans se mettre beaucoup en peine de ce qu’il en faut tenir, comme on le prouvera dans le chapitre suivant. Ainsi la science et la philosophie qu’ils apprennent est proprement une science de mémoire, et non pas une science d’esprit. Ils ne savent que des histoires et des faits, et non pas des vérités évidentes ; et ce sont plutôt des historiens que de véritables philosophes.

Le second effet que produit dans l’imagination la lecture des an-

  1. Voy. le premier art. du ch. précédent.