Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/361

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cela justes, vertueux et parfaits, parce qu’ils sont dans l’ordre de Dieu, et que la perfection consiste à le suivre ; mais ils ne sont pas heureux à cause qu’ils souffrent. Un jour ils ne souffriront plus, et alors ils seront heureux aussi bien que justes et parfaits.

Cependant je ne nie pas que des cette vie les justes ne soient heureux en quelque manière par la force de leur espérance et de leur foi, qui rendent ces biens futurs comme présents à leur esprit. Car il est certain que lorsque l’espérance de quelque bien est forte et vive, elle l’approche de l’esprit et le lui fait goûter ; ainsi elle le rend en quelque manière heureux, puisque c’est le goût du bien, la possession du bien, le plaisir qui nous rend heureux.

Il ne faut donc pas dire aux hommes que les plaisirs sensibles ne sont point bons et qu’ils ne rendent point plus heureux ceux qui en jouissent ; puisque cela n’est pas vrai, et que dans le temps de la tentation ils le reconnaissent à leur malheur. Il leur faut dire que bien que ces plaisirs soient bons en eux-mêmes et capables de les rendre en quelque manière heureux, ils doivent néanmoins les éviter pour des raisons semblables à celles que j’ai apportées ; mais qu’ils-ne les peuvent point éviter par leurs propres forces. parce qu’ils désirent d’être heureux par une inclination qu’ils ne peuvent vaincre, et que ces plaisirs passagers qu’ils doivent éviter la contentent en quelque manière, et qu’ainsi ils sont dans une misérable nécessité de se perdre, s’ils ne sont secourus par la délectation de la grâce qui contre-balance l’effort. continuel des plaisirs sensibles. Il leur faut dire ces choses, afin qu’ils connaissent distinctement leur faiblesse et le besoin qu’ils ont d’un libérateur.

Il faut parler aux hommes comme Jésus-Christ leur a parlé, et non pas comme les stoïciens, qui ne connaissaient ni la nature, ni la maladie de l’esprit humain. Il leur faut dire sans cesse qu’il faut en un sens se haïr et se mépriser soi-même, et qu’il ne faut point chercher ici-bas d’établissement et de bonheur ; qu’il faut tous les jours porter sa croix ou l’instrument de son supplice, et perdre présentement sa vie pour la conserver éternellement. Enfin il leur faut montrer qu’ils sont obligés de faire tout le contraire de ce qu’ils désirent, afin qu’ils sentent leur impuissance pour le bien. Car les hommes veulent invinciblement être heureux, et l’on ne peut être actuellement heureux si l’on ne fait ce qu’on veut. Peut-être que sentant leurs maux présents, et connaissant leurs maux futurs, ils s’humilieront sur la terre. Peut-être qu'ils crieront vers le ciel, qu’ils chercheront un médiateur, qu’ils craindront les objets sensibles, et qu’ils auront une horreur salutaire pour tout ce qui flatte