Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/420

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pouvait en un instant arrêter l’ébranlement des fibres du cerveau et l’émotion des esprits par la seule considération de son devoir. Mais depuis le péché cela n’est plus en sa puissance. Ces traces de l’imagination et ces mouvements des esprits ne dépendent plus d’elle, et, par une suite nécessaire, le plaisir qui est attaché par l’ordre de la nature à ces traces et à ces mouvements devient seul le maître du cœur. L’homme ne peut résister longtemps par ses propres forces à ce plaisir : il n’y a que la grâce qui le puisse vaincre entièrement ; la raison seule ne le peut, parce qu’en un mot il n’y a que Dieu comme auteur de la grâce, qui, pour ainsi dire, se puisse vaincre comme auteur de la nature, ou plutôt qui se puisse fléchir comme vengeur de la désobéissance d’Adam.

Les stoïciens, qui n’avaient qu’une connaissance confuse des désordres du péché originel, ne pouvaient répondre aux épicuriens. Car leur félicité n’était qu’une idée ; puisqu’il n’y a point de félicité sans plaisir, et qu’ils ne pouvaient goûter de plaisir dans les actions d’une solide vertu. Ils sentaient bien quelque joie en suivant les règles de leur vertu imaginaire, parce que la joie est une suite naturelle de la connaissance qu’a notre âme qu’elle est dans le meilleur état où elle puisse être. Cette joie de l’esprit pouvait leur soutenir le courage pour quelque temps, mais elle n’était pas’assez forte pour résister à la douleur et pour vaincre le plaisir. L’orgueil secret, et non pas la joie faisait bonne mine ; et lorsqu’ils n’étaient plus en vue ils perdaient toute leur sagesse et toute leur force, comme ces rois de théâtre qui perdent toute leur grandeur en un moment.

Il n’en est pas de même des chrétiens qui suivent exactement les règles de l’Évangile. Leur joie est solide, parce qu’ils savent très-certainement qu’ils sont dans le meilleur état où ils puissent être. Leur joie est grande, parce que le bien qu’ils goûtent par la foi et par l’espérance est infini. Car l’espérance d’un grand bien est toujours accompagnée d’une grande joie ; et cette joie est d’autant plus vive que l’espérance est plus forte, parce qu’une forte espérance, faisant imaginer le bien comme présent, produit nécessairement la joie, et même le plaisir sensible qui accompagne toujours la présence du bien. Leur joie n’est point inquiète, parce qu’elle est fondée sur les promesses d’un Dieu. confirmée par le sang du Fils de Dieu, entretenue par la paix intérieure et par la douceur inexplicable de la charité que le Saint-Esprit répand dans leur cœur. Rien ne les peut séparer de leur vrai bien, lorsqu’ils le goûtent et qu’ils se plaisent en lui par la