Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/454

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blance, mais il est visible qu’ils n’ont aucune solidité ; et cependant cette vraisemblance, ou plutôt le sentiment confus de la vraisemblance qui accompagne ces raisonnements naturels et sans réflexion, ont tant de force, que si l’on n’y prend garde ils ne manquent jamais de nous séduire.

Par exemple, lorsque la poésie, l’histoire, la chimie, ou telle autre science humaine qu’il vous plaira, a frappé l’imagination d’un jeune homme de quelques mouvements d’admiration, s’il n’a soin de veiller sur l’effort que ces mouvements font sur son esprit, s’il n’examine à fond quels sont les avantages de ces sciences, s’il ne compare la peine qu’il aura à les apprendre avec le profit qu’il en pourra recevoir, enfin s’il n’est curieux autant qu’il le faut être pour bien juger, il y a grand danger que son admiration, ne lui faisant voir ces sciences que par le bel endroit, ne le séduise ; il est même fort à craindre qu’elle ne lui corrompe le cœur de telle manière qu’il ne puisse plus se défaire de son illusion, quoiqu’il la reconnaisse dans la suite ; parce qu’il n’est pas possible d’effacer de son cerveau des traces profondes qu’une admiration continuelle y aura gravées : c’est pour cela qu’il faut veiller sans cesse a la pureté de son imagination, c’est-ii-dire qu’il faut empêcher qu’il ne s’y forme de ces traces dangereuses qui corrompent l’esprit et le cœur ; et voici la manière dont il s’y faut prendre, qui sera utile non-seulement contre l’excès de l’admiration, mais aussi contre toutes les autres passions.

Lorsque le mouvement des esprits animaux est assez violent pour faire dans le cerveau de ces traces profondes qui corrompent l’imagination, il est toujours accompagné de quelque émotion de l’âme ; ainsi l’âme ne pouvant être émue sans le sentir, elle est suffisamment avertie de prendre garde à elle et d’examiner s’il lui est avantageux que ces traces s’achèvent et se fortifient ; mais dans le temps de l’émotion, l’esprit n’étant pas assez libre pour bien juger de l’utilité de ces traces, à cause que cette émotion le trompe et l’incline à les favoriser, il faut faire tous ses efforts pour arrêter cette émotion, ou pour détourner ailleurs le mouvement des esprits qui la cause, et cependant il est absolument nécessaire de suspendre son jugement.

Or il ne faut pas s’imaginer que l’âme puisse toujours par sa seule volonté arrêter ce cours d’esprits qui l’empêche de faire usage de sa raison. Ses forces ordinaires ne sont pas suffisantes pour faire cesser des mouvements qu’elle n’a pas excités ; de sorte qu’elle doit se servir d’adresse pour tâcher de tromper un ennemi qui ne l’attaque que par surprise.