Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/75

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chose soit hors de nous de cela seul que nous la voyons hors de nous. Il n’y a point de liaison nécessaire entre la présence d’une idée à l’esprit d’un homme et l’existence de la chose que cette idée représente, et ce qui arrive à ceux qui dorment ou qui sont en délire le prouve suffisamment. Mais cependant on peut assurer qu’il y a ordinairement hors de nous de l’étendue, des figures et des mouvements lorsque nous en voyons. Ces choses ne sont point seulement imaginaires, elles sont réelles, et nous ne nous trompons point de croire qu’elles ont une existence réelle et indépendante de notre esprit, quoiqu’il soit très-difficile de le prouver démonstrativement[1].

Il est donc constant que les jugements que nous faisons touchant l’étendue, les figures et les mouvements des corps, renferment quelque vérité ; mais il n’en est pas de même de ceux que nous faisons touchant la lumière, les couleurs, les saveurs, les odeurs et toutes les autres qualités sensibles : car la vérité ne s’y rencontre jamais, comme nous l’allons faire voir dans le reste de ce premier livre.

On ne sépare point ici la lumière d’avec les couleurs, parce qu’on ne les croit pas fort différentes et qu’on ne les peut expliquer séparément. L’on sera même obligé de parler des autres qualités sensibles en général en même temps que l’on traitera de ces deux-ci, parce qu’elles s’expliqueront par les mêmes principes. Il faut apporter beaucoup d’attention aux choses qui suivent ; car elles sont de la dernière conséquence, et bien différentes pour leur utilité de celles qui ont précédé.

I. Je suppose d’abord qu’on sache bien distinguer l’âme du corps par les attributs positifs et par les propriétés qui conviennent à ces deux substances. Le corps n’est que l’étendue en longueur, largeur et profondeur, et toutes ses propriétés ne consistent que dans le repos et le mouvement, et dans une infinité de figures différentes ; car il est clair : 1° que l’idée de l’étendue représente une substance, puisqu’on peut penser à l’étendue sans penser à autre chose ; 2° et cette idée ne peut représenter que des rapports de distance ou successifs ou permanents, c’est-à-dire des mouvements et des figures. Comme on ne se trompe point quand on ne croit que ce qu’on conçoit, il ne faut attribuer aux corps que les propriétés que je viens de dire. l’âme, au contraire, c’est ce moi qui pense, qui sent, qui veut : c’est la substance où se trouvent toutes les modifications dont j’ai sentiment intérieur, et qui ne peuvent subsister que dans l’âme qui les sent. Ainsi il ne faut attribuer à l’âme

  1. Voy. les Éclairc. — 2. Entr. sur la Métaph. — 3. Entr. n. 1, 2.